La Miséricorde divine : que dit le mot ?

La miséricorde divine : quelques éclairages

____ Pour tous les chrétiens, le Dieu qui a tout créé est un Dieu de Miséricorde. Cette connaissance de Dieu est au cœur de la Révélation. Dieu est miséricordieux en Lui-même, et donc Il l’est également à l’égard de tous les hommes, sans ségrégation possible. S’Il était miséricordieux arbitrairement, quand cela Lui plaît ou seulement au bénéfice d’élus qu’Il aurait choisis d’avance ou qui auraient mérité son appui, ce Dieu ne serait pas Miséricorde ; Il ne serait même pas bon en Lui-même. Ni juste.

____ Un tel Dieu faussement miséricordieux n’est pas Celui des chrétiens. À vrai dire, Il n’était pas non plus Celui des cultes anciens qui comptaient justement une multitude de dieux plus ou moins bons ou mauvais ; on ne peut pas dire que ces cultes étaient complètement faux, ils étaient simplement n’importe quoi. De ces dieux plus ou moins redoutables, il fallait s’attirer les bonnes grâces par des offrandes. Saint Paul explique que c’est avec le monde des anges qu’en réalité de tels cultes anciens étaient en relation : ils étaient multiformes et généralement très magiques, et recouraient souvent à des sacrifices humains.

Dans la culture chinoise

____ Dans l’univers religieux chinois, la déesse de la Miséricorde, Guanyin, apparaît comme une étrangeté. Et à plus d’un titre ! Par curiosité, regardons quelques-unes de ses représentations.

Vierges Guanyin____ La première, à gauche, nous rappelle une Mère à l’enfant que nous connaissons bien. On remarquera que la position qui est la sienne n’est pas « en tailleur » mais plutôt avec une jambe sous l’autre. Voici, à droite, une représentation semblable où, quoique paraissant assise, la position des jambes est curieuse aussi. Une autre représentation de Guanyin rend cette position tout à fait explicite :

Guanyin-position-Kong-Wang-Shan-KWS-11e-s_musee-de-St-Louis____Or, une telle position est très inconvenante dans la culture chinoise ; d’où vient-elle ?

___ Ceux qui connaissent le livre du colloque EEChO-AED de 2012 L’Apôtre Thomas et le christianisme en Asie (éd. de l’AED), ou précédemment celui des 300 photos, L’apôtre Thomas et le prince Ying écrit par Pierre Perrier (éd. Sarment-Jubilé, 2012), auront fait le rapprochement avec la représentation centrale de la vaste frise gravée sur la falaise de Kong Wang (côte chinoise) :

Kong Wang Shan gravure et position de la femme____ Cette représentation gravée (et originellement peinte) date de l’an 69 : elle est manifestement la plus ancienne image de la Compassion-Miséricorde telle qu’on la voit ensuite dans la culture chinoise.

Marie, image de la Miséricorde divine

____ Comme la recherche l’a montré, il s’agit d’une représentation araméenne de la Vierge Marie venant d’enfanter [1] et qui, en présentant son enfant sauveur, manifeste la Miséricorde de Dieu pour nous [2]. Déjà visitant sa cousine Elisabeth, la future jeune maman du Christ proclame sa joie et son enchantement d’être un objet – privilégié – de la bonté et de la miséricorde divines. Celle-ci « s’étend d’âge en âge pour ceux qui Le craignent » (Luc 1:46-50 – cantique dit « de Marie »). Marie ajoute à cette miséricorde divine une touche de médiation (« Omnipotentia supplex », dira saint Thomas d’Aquin) et de compassion féminine, ainsi qu’on la voit à l’œuvre dès le premier miracle public de Jésus. C’était à l’occasion de noces (à Cana, cf. Jean 2:1s), du fait que Marie perçoit que la fête va être gâchée par le manque de vin : elle intervient auprès de son fils. Le miracle qu’elle obtint de lui n’était pas nécessaire, car ni l’accomplissement des Ecritures ni la messianité de Jésus n’étaient en question. Simplement, elle était là.

____ Dieu Qui est Miséricorde n’en est pas moins Justice, et cette dimension double forme un paradoxe humainement indépassable. Ceci contribue également à expliquer pourquoi Marie est bientôt devenue en quelque sorte l’image vivante de la miséricorde. N’est-ce pas auprès d’elle que les apôtres et disciples se sont regroupés après l’Ascension de son fils (Ac 1:14) ? Et tant qu’elle était sur terre, n’est-ce pas toujours autour d’elle qu’ils se retrouvaient ? Un proverbe arabe dit : « Le parfum de la maman réunit la famille ». Ce lien avec Marie n’est pas un concept théologique ; c’est quelque chose que vivent aujourd’hui encore ceux qui se tournent vers elle, qu’ils soient chrétiens ou non et parfois même en décalage avec leur propre système religieux.

Une image inversée de la Miséricorde ?

___ Dans les traditions musulmanes, Marie occupe une certaine place  [3], même si l’on peut suspecter les islamistes de ne pas la prier beaucoup. On l’évoque dans le Coran. Mais, dans celui-ci, que dit-on de la Miséricorde ? 

____ Dans le Coran et la basmallah (évocation de Dieu), le Dieu de l’islam est dit être le « Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux » (selon la traduction habituelle). Le mot rahmah ou ses adjectifs (rahmân, rahîm ) reviennent effectivement sans cesse dans le texte coranique, mais signifient-ils vraiment miséricorde ? Leur sens est indéfectiblement lié au sentiment maternel des entrailles (rahm ), donc de la compassion. Si cette racine rhm peut exprimer une tendresse, elle peut aussi évoquer une terrible fermeture, précisément en rapport avec le sein maternel (rahm ) : la miséricorde islamique se restreint alors à la « famille » ou communauté des croyants musulmans (Ummah ). Aux autres, le Dieu du Coran promet l’enfer dans l’au-delà – et déjà sur terre, grâce à l’action des croyants.

____ Ce Dieu dit miséricordieux du Coran est alors un Dieu qui maudit (par exemple Coran 4:52). Parmi les 99 « noms divins » (tirés du texte coranique), on trouve même celui de Vengeur, de Rusé (3:54 ; 7:99 ;…), etc. « Dieu fait entrer dans Sa miséricorde qui Il veut » (Coran 42:8 parall. 48:25 ; 76:31) : cette idée de choix arbitraire est déclinée, en de nombreux autres versets, sous des formes diverses qui peuvent aller jusqu’à suggérer que Dieu est le Dieu du mal comme du bien (2:253 ; 3:156 ; 4:88 ; 6:39 ;…). Bien quarante-trois fois dans le Coran, Allah est dit ne pas aimer… les hypocrites, les pervers etc. (par exemple 4:36). Il est dit « doux avec les croyants, inexorable avec les apostats » (5:54). Finalement, ceux que « Dieu aime » vraiment sont « ceux qui vont jusqu’à tuer sur Son chemin (= pour Lui) » (Q.61:4 – littéralement). 

Que dit la Bible ?

____ Les mots ne sont pas anodins. Un détour est nécessaire par la Bible hébraïque, où trois termes sont généralement rendus en français par « miséricorde » : hânan, pitié, grâce ; ham (dont une fois au pluriel dans le psaume 119:156), au sens de compassion comme on l’a vu ; et hèsèd, au sens de fidélité – mais là, on s’éloigne. Ce sont les deux premiers termes qui comptent.

____ Justement, ces deux termes apparaissent souvent ensemble pour parler de Dieu : Il est dit rahûm et hannûn en Ex 34:6 ; Joël 2:13 ; Jonas 4:2 ; Ps 86:15. 103:8 ; 111:4 ; 112:4 ; 145:8 ; Nehémie 9:17.37 ; 2Ch 30:9. C’est très fort. Dans la basmallah répétitive (et dans le texte coranique), on trouve aussi deux adjectifs pour dire la « miséricorde » divine, mais c’est deux fois le même comme on l’a vu plus haut, l’un étant un participe présent et l’autre passé : Bi-smi Llāh ar-rahmān ar-rahīm – Au nom de Dieu le « miséricordieux » qui « fait toujours miséricorde ». Le qualificatif biblique de hannûn a disparu.

____ Il a disparu jusque dans le nom de Jean, qui se dit Yu-hannân en hébreu et en arabe chrétien Yuhanna, ce qui signifie Dieu fait miséricorde (grâce ). Dans le Coran et dans le parler musulman, ce nom est devenu Yahya c’est-à-dire banalement Il vit (du verbe vivre ). Plusieurs chercheurs ont indiqué que le ductus des deux mots se ressemble (c’est-à-dire la forme des lettres sans aucun diacritisme), mais une erreur de lecture pour un personnage aussi connu n’est pas vraisemblable : il s’agit plutôt d’une volonté délibérée d’occulter le fait que Dieu soit hanân. Ce mot existe en arabe mais n’apparaît qu’une seule fois dans le Coran, à propos de Jean-Baptiste : « Ô Yahya, prends le livre avec force ! Et Nous lui apportâmes la sagesse, tout jeune qu’il fût, et aussi hanânan de notre part, et pureté. » (Q.9:12-13) – et la racine hnn n’apparaît pas davantage, sous quelque forme que ce soit ! Troublant !

___ C’est que, dans la Révélation chrétienne, la miséricorde de Dieu se dit hannan (en araméen, traduit par éleos en grec). Or, le vocabulaire religieux arabe (chrétien avant d’être musulman) s’enracine dans cette langue cousine qu’est l’araméen [4]. La racine rhm est évidemment employée dans le Nouveau Testament. On lit par exemple en Mt 5:43.44 on lit : « … Tu chériras (rhm ) ton prochain et tu haïras ton ennemi… Moi, je vous dis d’aimer (hbb – racine du mot amour ou charité ) vos ennemis ». Et dans les Béatitudes, on lit : « Heureux les compatissants (rhm ) car il y aura de la compassion pour eux » (Mt 5:7). C’est dans le même sens qu’il faut traduire Luc 6,36 : « Soyez compatissants (rhm ) comme votre Père est compatissant (rhm ) ». Mais Dieu est plus que compatissant : Il veut nous sauver et intervient dans l’histoire ! C’est pourquoi Il est hannan comme on le proclame avec force dans le Benedictus, le Magnificat et le Nunc Dimittis, trois prières monastiques tirées de l’évangile selon saint Luc – le contexte est clair  [5]. Dieu « fait grâce » (hnn ) aux hommes, Il réalise Ses promesses, et celles-ci sont pour tous les hommes.

____ Cette universalité réelle du salut est quelque chose que tout post-christianisme rejette, d’une manière ou d’une autre. Si l’on veut enlever toute ambiguïté à la basmallah islamique, il faut la rendre ainsi : Au nom de Dieu le compatissant qui compatit (dans le temps, rahîm ). Les mots sont facilement trompeurs, c’est un facteur du « malentendu islamo-chrétien » sur lequel reposent les « dialogues islamo-chrétiens » bâtis par des Occidentaux – et qui s’avèrent être des impasses ! Comme le fait remarquer un ami oriental, le verset coranique 9:5 énonce : « Tuez les associateurs… Allah est pardonneur rahîm » (il existe bien d’autres versets comparables). Comment se dire « miséricordieux » après avoir commandé de tuer ? La contradiction est un peu moins grande si l’on traduit rahîm par « qui compatit » (sélectivement), selon le sens de la racine. Au reste, la sourate 9 ne commence pas par « au nom d’Allah le rahmân le rahîm » parce qu’elle est « la sourate de la colère » !

____ La vraie Miséricorde divine n’est pas une posture de compassion semblable à celle d’un téléspectateur assis dans son fauteuil et ému devant les malheurs du monde que lui montre son écran. Un tel Dieu qui regarderait le monde de loin ou qui se contenterait de donner des ordres depuis Là-Haut serait haïssable. Qu’il est difficile humainement de comprendre ce qu’est la Miséricorde divine intervenant dans l’histoire – elle est si facilement caricaturée ! Mais elle se fait toucher par le visage d’une femme, la mère de Jésus, et cela bien au-delà des traditions strictement chrétiennes et des barrières ethniques ou culturelles.

Edouard-M. Gallez et collaborations

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[1] Une représentation en terre cuite peut donner une vision plus précise de la position d’accouchement telle que la pratiquaient les peuples anciens (et aujourd’hui encore, dans certaines régions du monde) :

KWS nativite Isabelle Cherrey (+++) [réalisation : Isabelle Cherrey]

[2] Cf. Pierre Perrier, L’Évangile de la Miséricorde avec les Chrétiens d’Orient, éd. L’évangile au cœur, décembre 2015, p.388s et ailleurs.
Le CD, avec les perles récitées par Michael Lonsdale, sera édité à part. Mais on peut écouter déjà chacune de ces perles sur le web, en commençant par le cantique introductif de Syméon (perle 0) en cliquant sur levangiledelamisericorde/560bbe98082c2.
[3] On peut signaler à ce propos le lien entre la main de Marie – cf. Pierre Perrier, L’Évangile de…, p. 386-387.450 – et la main de Fatma (ibidem, p.45).
[4] Ce contexte syro-araméen des sourates coraniques est étudié sous différents angles (linguistique, littéraire, géographique…) par des chercheurs tels que Christoph Luxenberg, Gabriel Sauma, Guillaume Dye et d’autres.
[5] Les traductions françaises habituelles ont supprimé le mot de « miséricorde » qui rend le terme araméen « hannan« , pour le remplacer par des termes sans doute jugés plus compréhensibles : « salut » (dans le cantique de Siméon ou Nunc Dimittis ) ou « amour » (dans la prière de Zacharie ou Benedictus,  ainsi que dans le cantique de Marie ou Magnificat, « Mon âme exalte le Seigneur »).
__ La « miséricorde », il est vrai, n’est pas un concept. En latin, c’est même un mot fabriqué. Plutôt que le supprimer, il conviendrait de se demander pourquoi on s’est donné la peine de le fabriquer, probablement dès les premières traductions de l’Evangile en latin, au premier siècle.
__ En grec, « hannan » a été rendu par le mot éléos qui existait déjà et signifie pitié ; cependant, le sens du mot a ainsi évolué : en milieu chrétien et dans la liturgie, il désigne la miséricorde, ainsi que le savent tous les chrétiens grecs (et comme l’indique le dictionnaire grec-français de Skarlatos Dimitrios Vyzantios de 1856). En fait, au lieu de traduire « Kyrie eleison » de la liturgie latine par « Seigneur, prends pitié » , il faudrait rendre par « Seigneur, fais miséricorde
» ! Ce serait une belle manière de remettre la Miséricorde à l’honneur aujourd’hui.

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7 thoughts on “La Miséricorde divine : que dit le mot ?

  • 1 février 2016 at 23 h 53 min
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    je trouve votre article très superficielle même sic’est en parfaite conformité avec le titre que vous avez choisi. en effet, il faut savoir derrière ces attributs du Seigneur se cache une connotation jurisprudentielle qui a l’obligation de transiger entre les créatures un Jour. Sinon accepter son Existence serait même inconcevable. la preuve simple, mais loin d’être simpliste si on s’y penche un peu, c’est d’imaginer une loi préétablie par un peuple souverain et qu’un juge qui souhaiterait montrer sa soit disant miséricorde transgresse tout le au nom de cette unique raison. que diront les victimes de lui? Gentil !!! La sévérité et la punition sont des nécessités existentielles .

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    • 3 février 2016 at 16 h 18 min
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      Il y aura un autre article relatif à une certaine dérive psy depuis le 19e siècle (mais surtout au 20e), prenant le contre-pied du moralisme et prêchant un Jésus tout sucre et miséricordieux. On a vraiment besoin des Orientaux pour éviter ces ornières : Dieu est à la fois Juge et miséricordieux.
      L’article n’est pas superficiel, il n’aborde simplement pas toutes les questions qui peuvent se poser. Une partie des réponses tiendra dans cette question adéquate : pourquoi Marie a-t-elle pris assez vite auprès des communautés chrétiennes le visage de la miséricorde ? N’est-ce pas justement à cause des ambiguïtés de notre compréhension de la justice et de la miséricorde divines ?

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  • 14 février 2016 at 20 h 10 min
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    À signaler : chez adverbum, la traduction faite en 2007 du magnifique catalogue du Musée national du Palais de Taipei, consacré aux images de Guanyin sous le titre : Le bouddha de compassion (248 pages, exemplaires numérotés).
    Toutes les époques chinoises sont illustrées et les illustrations sont magnifiques, surtout pour les périodes postérieures à l’an mille.
    Il y a peu de choses sur les tout premiers siècles de notre ère. A l’époque des « deux jins » (265-420), l’auteur signale des contes fantastiques dont « beaucoup parlent des apparitions de Guanyin » (p.7), mais selon ses données, le visage de Guanyin est plutôt masculin (Bouddha).
    Vu la confuse complexité des sources et du dossier, il y a lieu d’attendre des études complémentaires et exhaustives.

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  • 3 août 2018 at 7 h 54 min
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    En ce qui concerne la miséricorde selon les Musulmans, j’ai une proposition à faire. Si elle est exacte, elle permettrait de donner une définition selon leur religion de cette notion.

    En une phrase, cela peut s’énoncer par :

    Allah est miséricordieux car il a dicté le coran à Mahomet.

    Vu l’importance de ce texte en Islam et le rôle de solution à absolument tous les problèmes humains de cette religion, le coran est un cadeau absolument fabuleux et au dessus de tout ce que les humains pourraient concevoir. Ce livre en devient un acte de miséricorde divine absolu.

    Cette idée permet de décrire Allah comme un être miséricordieux qui dit de tuer tous ceux qui n’acceptent pas sa parole. En effet, celui qui refuse commet un acte épouvantable contre l’humanité et son bonheur.

    Je précise deux choses. Pour l’instant, je ne considère cette idée que comme une hypothèse. Je donne une certaine valeur à cette hypothèse car elle résout la contradiction entre un dieu miséricordieux et l’ordre de tuer en son nom.

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