Colloque Rome 2021 sur St Thomas : un tournant ?

A l’initiative du Comité Pontifical des sciences historiques, le colloque sur l’apôtre Thomas, initialement prévu en octobre 2020, s’est tenu à Rome (Vatican) les 27-29 octobre 2021. En quelque sorte, il consacre des efforts faits depuis de nombreuses années, et d’abord  le colloque d’EEChO de fin 2012 avec l’AED, puis en 2019 celui de Kochi au Kerala (sud de l’Inde).

TEXTE PDF .

« Enquête sur l’histoire des premiers siècles de l’Église »

__ Comme l’indiquait l’annonce web de ce colloque mené de main de maître par le président de ce Comité Pontifical, le Révérend Père Bernard Ardura :
« Des traces du christianisme antique ont été identifiées en effet jusqu’en Inde et en Chine, terres qui, selon la tradition, ont été évangélisées sous l’impulsion de l’apôtre Thomas, donc dès le 1er siècle de notre ère. L’archéologie contemporaine a permis de mieux retracer cette étonnante expansion du christianisme, souvent liée à des échanges commerciaux impliquant des matières n’existant pas en Europe, par exemple la soie et l’ivoire. Des chercheurs venus de différents horizons pourront donc partager des connaissances qui n’étaient pas encore intégrées dans l’historiographie du christianisme selon les modèles étudiés il y a 30 ou 40 ans. »

__ Renseignements pris, certains intervenants invités n’ont hélas pas pu se déplacer : Mmes M.-F. Baslez, Sherly Avedian (son texte en rapport avec la Perse à partir du 3e siècle fut lu) et Ilaria Ramelli (celle-ci enverra, espérons-le, sa contribution sur La Gens Annaea et le christianisme primitif), ainsi que Mgr Yousif Thomas Mirkis, archevêque chaldéen de Kirkouk (Irak) et les deux invités indiens qui ont transmis une vidéo de leur contribution, respectivement le P. Jiphy F. Mekkattukulam sur les Actes de Thomas, et Thattunkal Mani sur le manuscrit Charition (Oxyrhynchus Pap 413) suggérant la présence au port indien de Muziris d’une communauté chrétienne célébrant en araméen au 2e siècle.

__ A ce colloque ont pris part des partisans de la constitution tardive (et gréco-latine) du christianisme, tels que l’exégète protestant Daniel Marguerat (Suisse) et l’historien Danilo Mazzoleni (Italie), ce dernier contestant l’attribution chrétienne des signes identifiés comme chrétiens à Pompéi et Herculanum. Cependant, devant la mise en lumière de l’apostolat de l’apôtre Thomas en Inde et en Chine, la perception s’imposa d’un « mouvement précoce de coordination et de synthèse de la religion chrétienne », au-delà du « défi de l’altérité des cultures », comme le suggérait déjà l’annonce du colloque.

__ Dans les questions soulevées, on n’aborda pas la question de la précocité de la composition des évangiles (plausiblement d’abord orale et en araméen), mais les découvertes relatives à St Thomas permettent de la poser sous un jour nouveau. Cette question exégétique fondamentale devrait être sans doute l’objet d’un colloque en soi mais celui-ci supposerait qu’une partie des participants soit à l’aise avec la langue araméenne, notamment avec ses formes du 1er siècle, et c’est beaucoup demander pour le moment…

__ Des interventions remarquées, on peut citer celle de Maxime Yevadian (Chaire de recherche sur l’Eurasie, Lyon) qui fit découvrir des données peu connues et ici capitales relativement à la multiplicité des « routes de la soie », un réseau transcontinental, et ses acteurs à l’époque de la dynastie Han (206 av. J.-C. – 220 ap. J.-C.), une question qu’il avait abordée au colloque de Kochi en 2019, en ajoutant des informations générales sur la présence hébraïque sur ces routes.  Il faut signaler aussi la contribution de Pierre Perrier sur L’hymne de la Perle, une composition araméenne qui est incluse dans les Actes de Thomas mais qui leur est antérieure (elle est présentée ici). Dans les articles de M. Yevadian sur Academia, on trouvera le détail du programme de ces trois journées (ou ici en PDF).

__ Il convient de relever particulièrement les interventions rigoureuses et très documentées des deux spécialistes chinois, qui furent marquantes – pour beaucoup des participants, elles constituaient même des nouveautés inattendues.

__David Linxin He, maître de conférences à l’Université de Paris I -Sorbonne et polyglotte étonnant, a repris l’étude du miroir provenant d’une tombe princière du 2e siècle et décoré sur son revers par des dessins et par une inscription circulaire – une sorte de mantra  – qui glorifie la « Mère du Fils de l’Homme » ; dans une présentation très rigoureuse, il a partagé les derniers résultats de la compréhension de cette inscription en chinois classique, caractéristique de l’époque, et nécessitant des connaissances approfondies.

__ Avant lui, Shueh-Ying Liao (CNRS) [autre URL de son article], linguiste originaire de Taïwan, présenta La frise de Kong Wang Shan et le dossier du premier christianisme chinois, en particulier à travers une relecture nouvelle et magistrale des archives impériales concernant le Prince Liu Ying, demi-frère du grand empereur de la dynastie des Han orientaux, Mingdi (57-75 ‒ St Thomas arrive en Chine en 64). Ying, pourtant très proche de l’empereur, aurait suscité la méfiance de celui-ci au prétexte de son lien avec des étrangers, dans le cadre d’une volonté centralisatrice du pouvoir et sans doute d’intrigues de palais.

 

Dessin des archéologues chinois de 1981         ‒         Les gravures étaient peintes à l’origine

__ Le prince se sacrifia (suicide obligé) à la fois pour assurer le passage pacifique et légal du pouvoir entre les mains de Zhangdi (75-88), fils de Mingdi, et pour dédouaner le christianisme de toute critique. Il préservait ainsi les chrétiens d’une possible persécution. De fait, il n’y en eut pas sous Mingdi, ni sous son successeur Zhangdi. Très probablement, c’est sous ce dernier et sur son ordre qu’on ajouta au-dessus de la frise (datant de peu après 68, quand St Thomas retourna en Inde) une nouvelle gravure, celle de Ying tenant dans sa main une couronne (de martyr ?) ‒ donc au Ciel puisqu’il est au-dessus des autres personnages. On notera encore que Zhangdi, qui donc réhabilita Ying, fut monogame, ce qui suggère au moins une forte influence chrétienne.

__ Il faudra attendre patiemment la parution des Actes pour avoir accès aux contributions de ce riche et passionnant colloque qui, selon lespoir de beaucoup, permettra enfin aux institutions ecclésiales de prendre en compte lévangélisation du monde du 1er siècle par les apôtres[1].

Edouard M. Gallez

______________________
[1] Une première suite de ce colloque est un article paru sur vaticannews présentant (enfin !) la frise de Kong Wang, avec une photo fournie par nos soins (voir ici). L’article est cependant assez sommaire par rapport à ce qui est déjà sur le web. Et il est inexact d’affirmer que Ying a été assassiné (il s’est suicidé à la manière chinoise), ni que « la majorité des chercheurs chinois pense toujours que cette frise signe l’arrivée du bouddhisme en Chine » : le Parti interdit de mentionner l’origine chrétienne (et parthe) des bas-reliefs et impose de parler d’une sorte de « pré-taoïsme » (plutôt que de « bouddhisme ») ‒ mais les chercheurs ne sont pas dupes.

Voir aussi :www.eecho.fr/origine-des-evangiles-synthese-en-4-pages.

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4 thoughts on “Colloque Rome 2021 sur St Thomas : un tournant ?

  • 12 novembre 2021 at 8 h 49 min
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    Oui, un tournant spectaculaire, c’est magnifique. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud et refaire un colloque dans les mêmes conditions l’année prochaine et ne surtout pas laisser retomber l’enthousiasme.

    La question de la précocité de la composition des évangiles (plausiblement d’abord orale et en araméen) doit absolument faire l’objet d’un colloque en soi ; ce n’est pas grave que qu’une partie des participants ne soit pas à l’aise avec la langue araméenne, notamment avec ses formes du 1er siècle, tous n’étaient pas plus à l’aise avec la culture chinoise des premiers siècles et cela n’a pas empêché le colloque de faire avancer la science. Il faut bien commencer à se familiariser et permettre à des chercheurs comme ceux d’EECHO (Pierre Perrier, Frédéric GuIgain) de faire connaître leurs travaux et arguments, quitte à en débattre.

    Il faut aussi inclure la théorie des codes qui vient récemment d’apporter une contribution majeure à la compréhension du Coran et qui a permis d’isoler les différentes principales composantes (y compris nazaréennes) de ce texte grâce à des procédés mathématiques extrêmement solides. Si quelqu’un pouvait convaincre Jean-Jacques Walter de procéder aux mêmes types d’analyse à chaque livre de la Bible, la science exégétique pourrait faire des pas de géants.

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  • 25 décembre 2021 at 20 h 35 min
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    C’est encourageant mais je n’oublierai jamais le barrage du silence par les églises. Combien grande est leur bienveillance ! À voir comment les Églises Orientales sont toisées par Rome, on peut déjà se poser des questions…
    Ceci dit, pour répondre à Julien, l’analyse (selon la théorie des codes) des textes bibliques peut buter sur certains détails linguistiques. Il faut tenir compte de la rédaction actuelle en plusieurs livres, parfois par plusieurs auteurs, à l’instar du Livre des Psaumes. Et il faut considérer plusieurs langues : hébreux, araméen ; ainsi que l’inclusion d’éléments d’autres langues ou dialectes : grec, samaritain, galiléen, etc.
    Maintenant, prouver que l’araméen des 22 livres de la pšyŦtâ ne découlerait pas d’une traduction est déjà sensible depuis le texte même. Mais pourquoi pas. La difficulté réside dans la préparation…

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    • 18 janvier 2022 at 9 h 33 min
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      Oui en effet, ce serait passionnant. L’étude pourrait être menée sur les différentes versions de la Bible : massorétique, septante, samaritaine, araméenne etc. Ce serait tellement passionnant. Le livre de Walter, le Coran et la théorie des codes apporte tellement de confirmations ou nouvelles informations. Les islamologues qui ne reprennent pas ses résultats commettent une erreur scientifique. Les chrétiens n’ont rien à craindre d’une telle étude. Quand bien même elle validerait l’hypothèse documentaire, l’existence de traditions elohistes ou ou yahwistes ou non, ou toute autre théorie, cela ne ferait que renforcer le progrès de la connaissance et donc de la vérité et donc ce la foi, car raison et foi, vérité et foi ne sont pas séparables. La théorie des codes apporterait beaucoup et pourrait être croisée avec des travaux de la laboratoires de linguistiques.

      Quand on voit la passion et l’argent que l’on dépense dans des recherches futiles, on se dit que c’est tragique que temps et argent ne soient pas investis sur des recherches qui pourraient tant apporter à la science exégétique, historique et pourrait tant renforcer la foi des fidèles et leur amour pour la Bible. Car on aime ce qu’on étudie et étudier renforce l’amour. Que de bienfaits amèneraient de telles recherches…

      Ce devrait être une priorité car cela pourrait donner une nouvelle assise à la connaissance et à la foi, qui étant adhésion de la raison à la vérité révélée a besoin d’être alimentée et renforcée par des recherches.

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  • 31 janvier 2024 at 16 h 31 min
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    Voici le texte de l’article de Shueh-Ying Liao, auquel renvoie le lien https://hal.science/hal-03409683 (au cas où il disparaîtrait).

    Les bas-reliefs de Kong Wang Shan (Ier s. apr. J.-C.), premier témoignage d’une présence chrétienne en Chine? Un état des connaissances philologiques (Inchiesta sulla storia dei primi secoli della Chiesa, Oct 2021, Città del Vaticano, Italie)
    Shueh-Ying Liao
    Centre National de la Recherche Scientifique

    Le livre The Acts of Judas Thomas in Context (dir. Joji Kallingal & Maxime K. Yevadian, 2020) a soulevé une hypothèse relative à la présence chrétienne en Chine vers Ier siècle. Parmi les matériaux présentés dans ce livre, les bas-reliefs de Kong Wang Shan 孔望山 (Ier s. apr. J.-C.) sont considérés comme une évidence matérielle qui témoigne l’évangélisation de Judas Thomas et la conversion d’un roi vassal, prince LIU Ying 劉英 (? – 71), durant le règne de l’empereur Mingdi 明帝 (28 – 75) des Han orientaux.
    Le chapitre dédié au sujet des bas-reliefs se composent de trois sections :
    1. un état de connaissance historique et archéologique introduite par M. Yevadian,
    2. deux récits historiques, extraits des Livres des Han et Livre des Han postérieur, traduits par R. Moreau et D.L. He, et
    3. des interprétations sur les illustrations des bas-reliefs par P. Perrier.
    Ces travaux, à la fois scrupuleux et originaux, remettent en question une première signification historique du terme fútú 浮屠 en chinois, une source étrangère au syncrétisme chinois du Ier siècle et l’identité du commanditaire des bas-reliefs. Pour évaluer ces trois questions, ce travail présent propose une analyse thématique pour les deux textes traduits par F.-R. Moreau et D.L. He.
    En effet, ces deux textes se sont développés au tour des indices d’une infortune de l’empire à partir des phénomènes astronomiques, des rumeurs au sein des familles aristocrates, et des anecdotes concernant le prince LIU Ying. Il s’agit d’une technique très fréquente dans les documents historiques chinois. Au travers l’étude de ces textes, nous avons situé l’affaire du prince LIU Ying dans les trois dimensions suivantes : l’évolution du régime politique, le conflit dans la famille royale, et l’invasion des puissances étrangères. Cela nous permet d’extrapoler que :
    1. La dégradation programmée de régime des royaumes vassaux restreint le pouvoir politique du prince LIU Ying,
    2. le soupçon de l’empereur Mingdi vis-à-vis des rois vassaux érode la base de confiance des relations construites par alliances de mariage et entraîne la mise en examen de son demi-frère le plus proche, et enfin
    3. la mercenarisation des cavaleries d’origine barbare, un sujet tabou à l’empereur pourtant relevé dans les preuves matérielles, lui faire croire l’exactitude des accusations contre son demi-frère très chéri depuis son enfance : masser des peuples impériaux et barbares dont deux nobles d’origine barbare, recruter des lettrés dont un Maître du Canon des Poèmes (Shijing 詩經) du courant philosophique oculaire, fabriquer des heureux et mauvais présages à son propre profit, et nommer un chef d’armée en lui offrant le plus haut salaire de l’empire.
    À titre de conclusion provisoire, au lieu d’exposer des événements factuels, les deux récits ont en premier lieu une fonction de critique idéologique pour défendre le régime monarchique. Ils illustrent, à travers la description d’un divin barbare (fútú 浮屠) apparu – envahissant donc – dans le rêve de l’empereur, qu’un syncrétisme mélangé de pratiques d’oracle et religions étrangères en cours de propagation est devenu menaçant contre l’autorité des Han orientaux.
    En second lieu, ces récits retrouvent des illustrations correspondantes, même en détail des scènes, des personnages, des costumes, dans les bas-reliefs. Ces deux évidences philologique et archéologique orientent notre recherche vers une identification probable du commanditaire des bas-reliefs au profil du prince LIU Ying et une première persécution religieuse liée avec un culte étranger.

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