Essai : organiser la liberté d’expression ?

cloches 

Essai : organiser la liberté d’expression ?

article paru in libertepolitique.com

            La tuerie à Charlie Hebdo a relancé le interrogations relatives à la liberté d’expression. Peut-on lui fixer des limites, comme on entend dire ? La contradiction n’est-elle pas insoluble entre le droit à cette liberté et ses limites qu’il est impossible de définir autrement que par des lois relatives seulement à la diffamation des personnes vivantes ?

            On n’en est même plus aujourd’hui à se poser la question : on se trouve dans une situation d’arbitraire, organisée par des lois d’exception, caractéristiques de tous les systèmes totalitaires. Il est permis de tout dire, sauf un certain nombre de propos considérés comme « criminels » par la législation civile, ou même des propos qui pourraient faire penser qu’on pense de tels propos (en pratique, on a instauré des délits d’intention). De plus, quoi qu’elles disent, les propos de certaines personnes sont considérés a priori comme nécessairement « criminels ». La loi civile a été utilisée pour criminaliser ce que les citoyens ne doivent pas dire et penser.

            Or, en aucun cas, la loi ne devrait servir à cette fin, et, s’il est vrai qu’on n’a pas le droit de tout proclamer publiquement, ce n’est pas à la loi civile de le préciser. Aux USA se sont ajoutées des lois criminalisant la « diffusion de données » par des personnes non autorisées – peu importe que ces données soient justes ou non.

            Prenons un peu de recul.

Le précédent analogique de la « liberté du travail »

            Dans notre passé européen, un problème analogue – c’est-à-dire différent mais semblable sous un aspect déterminant – s’était déjà posé, en rapport avec la liberté du commerce, au 19e siècle. La théorie libérale dominante, issue de la Révolution, prétendait que le travail est une pure marchandise que les ouvriers viennent vendre aux chefs d’entreprise et qui, comme telle, ne relève que des lois du marché. D’où l’interdiction de toute forme d’association ouvrière. Posé ainsi, le rapport entre capital et travail était odieux. L’engagement en particulier des chrétiens en politique a obtenu peu à peu des cadres juridiques tels que les jours fériés, la reconnaissance des associations ouvrières ou sectorielles, les lois sociales, etc. Ces avancées consistaient donc à bien autre chose que d’utiliser la loi pour condamner telle ou telle pratique entrepreneuriale.

            Mais ce qui a permis le plus de sortir de l’impasse libertaire en matière de contrats et de conditions de travail, ce fut l’institution des tribunaux du travail, c’est-à-dire de juridictions propres, gérées par les représentants des protagonistes (employeurs d’un côté, employés de l’autre) ; dans les divers pays d’Europe se sont ainsi constitués un code et une jurisprudence nouveaux.

            La même démarche serait-elle possible dans le domaine de la communication ?
            On pourrait imaginer en effet l’existence de tribunaux de la communication, où siégeraient des représentants des groupes professionnels et des associations « d’usagers » (internautes surtout). Sans doute serait-ce difficile à instaurer : nous sommes face aux monopoles mondiaux de l’information (4 agences de presse se partagent la grosse majorité des « news » utilisés par les relais auprès des citoyens, et ces relais appartiennent souvent aux mêmes groupes financiers). Ceci étant, au 19e siècle, l’opposition aux lois sociales et à l’instauration de tribunaux spécialisés n’était pas moindre ; mais ce n’est pas le sujet de notre réflexion. Il convient de remarquer plutôt que, par confrontations réciproques et jusqu’à un certain point, l’écrémage des fausses nouvelles se fait déjà sur le web, obligeant ainsi l’internaute à un minimum de crédibilité sous peine d’être dénoncé tôt ou tard. C’est précisément sur ce mode de débat contradictoire que les tribunaux de la communication seraient appelés à fonctionner.

Un droit à n’être pas trompé

            Or, ce dont nous parlons ici est un droit humain fondamental : le droit à n’être pas trompé – trompé par des messages publics, donc médiatiques pour la plupart. Un droit qui paraît avoir été singulièrement oublié, autant dans l’énonciation des « droits de l’homme » que dans l’enseignement de l’Eglise (même si on peut le subodorer ici ou là). Trop souvent, ce droit non exprimé a été réduit à la seule question de la coercition par l’Etat. Le document conciliaire Dignitatis Humanae sur la liberté religieuse définie simplement comme “immunité de toute contrainte en matière religieuse” avait en tête (ou dans son viseur) les systèmes communistes, et appelait à ce “que soient respectés le devoir et le droit suprêmes de l’homme de mener librement dans la société, la vie religieuse” (n°15). Le modèle occidental est conforme à cette attente ; il n’en est pas moins totalitaire. Car les Pères conciliaires, sans doute peu au fait de l’importance des médias et des jeux financiers qui y sont liés, n’ont pas pensé que le conditionnement par les médias et par une culture délétère pouvait être plus puissant encore que celui qu’impose un Etat policier. La question des manipulations mentales (et même spirituelles) n’a pas été abordée. On s’est contenté de rappeler (par deux fois) que “tous les hommes sont tenus de chercher la vérité”.

            C’est dans ce contexte qu’apparaît la question du « droit de la conscience ». “C’est par la médiation de sa conscience que l’homme perçoit les injonctions de la loi divine ; c’est elle qu’il est tenu de suivre fidèlement en toutes ses activités pour parvenir à sa fin qui est Dieu. Il ne doit donc pas être contraint d’agir contre sa conscience” (n° 3). Que veut dire le mot « conscience » ici ? Une « conscience » gravement manipulée est-elle consciente ? Celui qui croit que les injonctions de Dieu sont rassemblées dans le Coran et la Sunna doit-il être encouragé à y croire et à les appliquer ? Et on peut s’interroger de même à propos des conditionnements anti-religieux. La vraie question à soulever est celle-ci : les conditionnements, médiatiques ou autres, qui altèrent la conscience doivent-ils être combattus ou non ? Il semblerait que la charité chrétienne première soit de s’en préoccuper. Aurait-on oublié d’y penser ?

            Jésus a eu des paroles assez significatives à propos de ceux qui conduisent les autres au mal : “si quelqu’un heurte [dans son cœur ou son intelligence] un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on suspende à son cou une meule de moulin, et qu’on le jette au fond de la mer” (Mt 18,6 ; Mc 9,42). Evidemment, ce verset n’a pas de sens littéral à la manière coranique (au reste, il n’y aurait pas assez de meules) ; mais son sens figuré est clair et particulièrement actuel. L’intention de faire de la « conscience » la clef de voûte de la pensée chrétienne est louable mais peut-être déconnectée de la réalité. On en a tiré, à juste titre, l’idée d’un droit à « l’objection de conscience ». Cet exemple est lui-même significatif par son inopérance. Quelle loi pourra jamais garantir un tel droit ? Les tentatives législatives faites en ce sens sont balayées à la première occasion, et on le comprend. En l’absence de débat organisé, comment éviter le subjectivisme total ? Tel groupe estimera que ceci est juste (ou non) « en conscience », tel autre groupe estimera le contraire, etc. ; le juge sera appelé à trancher selon un arsenal judiciaire qui résultera lui-même des conditionnements dominants.

            Seule l’organisation juridique d’un cadre de débats sur les messages publics (y compris publicitaires) peut garantir l’exercice réel des droits de la conscience. On touche même ici à la question de la vérité. Certes, il est impossible d’exiger que tout message public soit vrai en absolu, mais on peut exiger au moins qu’il soit rationnellement justifiable, sous peine de sanction au plan de la communication elle-même (et ceci vaudrait dans tous les domaines de la vie humaine). Et s’il s’avère impossible de trancher, on laissera la question ouverte.

            Il reste à rétablir une culture du débat, dans un monde où la parole a été confisquée et réduite à un consensus totalitaire. Un des droits les plus fondamentaux de l’homme est celui à n’être pas trompé, et il est possible d’organiser l’exercice d’un tel droit. Tôt ou tard, il faudra bien y arriver.

Edouard-Marie Gallez

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4 thoughts on “Essai : organiser la liberté d’expression ?

  • 16 mars 2015 at 7 h 01 min
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    L’article est trop synthétique. Il aborde une série de questions qui devraient être développées. C’est sans doute le style d’un « essai ».
    En tout cas, il est clair que la déclaration conciliaire Dignitatis Humanae sur la liberté religieuse est fondée sur un binôme simpliste : conscience contrainte ou pas contrainte. Si la conscience n’est pas contrainte, tout va bien, elle n’a plus qu’à chercher la vérité. Sauf qu’une conscience « libre » de contraintes coercitives peut se trouver dans un état de manipulation complète. Les Evêques du Concile Vatican II ont complètement ignoré cette réalité déterminante du monde culturel et médiatique d’aujourd’hui (il en était presque déjà de même de leur temps).

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    • 30 mars 2015 at 20 h 10 min
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      En matière de coercition douce, le pire est-il à venir ?
      Ce n’est peut-être pas utopiste ou illusoire de prôner le débat pour exercer le « droit à n’être pas trompé », dans le cadre d’institutions adéquates. Outre le fait que le débat est le fondement de la démocratie, il faut se rendre compte qu’il s’agit de la seule alternative radicale à la censure par étouffement, telle que le monde néo-libéral la conçoit.
      Il faut lire cet article : hallucinant-project-pheme-leurope-finance-projet-informatique-de-censure-globale.
      Sans oublier ce projet de « mise en place d’un système de propagande au niveau européen », explique Guillaume Borel.

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  • 14 avril 2015 at 18 h 04 min
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    Pour être très efficient rappelons les faits : après 17 morts , Charlie hebdo récidive avec > tout est pardonné …. J’ai apprécié la formule : pas de rancune chez les survivants , et ouverture au pardon d

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  • 17 avril 2015 at 20 h 06 min
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    il existe un droit de réponse, on peut attaquer en justice pour diffamation; on pourrait envisager une action contre les diffuseurs de fausses informaton ou pour mensonges mais sur quelles bases attaquer un caricaturiste ou un humoriste malveillant?

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