Les deux détournements fondamentaux (hérésies) de la foi

Dépasser le christianisme ?

            Penser que le christianisme est dépassé, ce n’est pas nouveau –  c’est même très vieux. Dès les années 70 du premier siècle, certains se sont imaginé que les apôtres avaient échoué dans leur mission de sauver l’humanité de l’emprise du Mal, et qu’il faudrait donc reprendre les choses en main, et en particulier repenser la Révélation autrement que de la façon dont ils l’ont transmise.
C’est ainsi qu’ont débuté les détournement ou dérives de la foi chrétienne, qui ont ensuite donné naissance à une multitude systèmes post-chrétiens. 

            Or la nouveauté chrétienne n’était pas d’abord un « message » à efficacité mesurable mais la participation à une puissance (de salut), celle de la résurrection. Le propriétaire de cette puissance est l’Esprit Saint : elle n’est pas une propriété humaine, ni personnelle ni collective.
La volonté de s’approprier cette puissance de salut forme justement le cœur des dérives de la foi chrétienne, qui ne peuvent être que deux car il ne peut y avoir fondamentalement que deux manières de détourner /nier la foi chrétienne, on va le voir. On parlera donc de deux « post-christianismes » (ou « hérésies ») fondamentaux.

DEUX TYPES FONDAMENTAUX DE POST-CHRISTIANISMES

____ Ce rêve de dépasser le christianisme des apôtres et d’apporter un salut meilleur s’est décliné immédiatement selon deux directions opposées :

La dérive des « spiritualismes » est dite également « gnostique », selon l’appellation postérieure de « gnose » qui lui a été donnée par les Pères de l’Église. Elle prétend que le salut est enfoui en chacun de nous. Dès lors, il suffirait de faire émerger cette puissance spirituelle cachée pour être sauvé. Jésus devient le modèle de celui qui a appris aux autres un tel chemin spirituel, c’est-à-dire à se sauver eux-mêmes. La séduction de ces spiritualismes est de prétendre offrir une maîtrise des forces spirituelles (humaines ou angéliques !), par laquelle l’individu atteindrait la liberté suprême au dessus du bien et du mal de ce monde, au dessus de toute limite ou contingence. Bref, la liberté que donne l’Esprit Saint… mais sans l’Esprit Saint, dans un Grand Tout.
Au point de départ justement, raconte le livre des Actes des apôtres, cette dérive vient du désir d’accaparer les actions de l’Esprit Saint en l’homme (Simon le magicien veut les acheter aux apôtres). Ensuite, rapidement, les formes de spiritualismes sont devenues très diverses, mais elles sont toujours très
individualistes et ravageuses du sens moral et social.
Le côté « Grand-Tout-affectif –
je-fais-ce que-je-veux » a un aspect féminin séduisant.

• L’autre dérive ne regarde pas le destin des individus mais celui, global, du monde. Le monde, dominé par le Mal, doit en être libéré : Jésus et les apôtres ont révélé cela comme perspective possible (et complètement nouvelle), et pour les chrétiens qui ont la foi apostolique, cette libération est liée et consécutive à la Venue glorieuse de Jésus, sa « seconde visite ». Mais, de cette perspective, on peut faire dériver l’idée de « sauver le monde », et cette idée est pernicieuse, même si on y mêle encore Jésus (en réalité, on ne lui obéit plus).
En effet, dès qu’un groupe croit posséder la clef qui donnerait accès à la société parfaite ou simplement meilleure sur terre, il s’attribue le droit et le devoir de réaliser un tel projet sur le monde. Et comme une telle fin justifie tous les moyens, il n’y a plus de morale. La morale nouvelle devient alors un ramassis de mensonges destinés à couvrir l’horreur des exactions liées à la prise du pouvoir et au contrôle des populations. Et ces exactions vont jusqu’aux génocides.
Tous les projets politico-religieux qui ont émergé un peu partout dans le monde depuis deux mille ans sont des avatars de Nième main d’un messianisme premier, élaboré d’abord par un petit groupe d’ex-chrétiens (juifs, mais quasiment tous les chrétiens l’étaient) ; ceux-ci
ont décidé de garder l’appellation chrétienne primitive de « nazaréens » (d’où l’appellation technique de « judéo-nazaréens »), pour se distinguer des juifs chrétiens qui ont suivi fidèlement les apôtres.
Notons encore que les messianismes sont essentiellement des idéologies masculines, elle séduisent essentiellement des hommes.

DEUX TYPES FONDAMENTAUX DE POST-CHRISTIANISMES ?

____ Pourquoi existe-il seulement deux dérives fondamentales de la foi ? Simplement parce que celles-ci correspondent aux deux penchants de la psychologie humaine :
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On peut dire que ces deux penchants négatifs humains procèdent d’un même point de départ spirituel (et mystérieux) : le désir « d’être dieu ». Celui qui est au-dessus des autres devient « dieu » à leurs yeux ; celui qui se suffit pleinement à lui-même devient « dieu » à ses propres yeux. “Le jour où vous en mangerez [du fruit de l’arbre, dit le serpent], vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance de ce qui est bien ou mal” (Genèse 3,5). La racine du mal est unique, mais ses conséquences ont prospéré humainement en deux tendances.

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NOTE : L’expression de « désir mimétique » est celle que René Girard a vulgarisée depuis les années 70 pour désigner la volonté perverse de dominer autrui et de s’approprier ses biens en s’appropriant son désir – d’où il tire une théorie universelle de l’histoire, le « bouc émissaire » grâce auquel la société subsisterait : il suffirait de catharsiser sur des coupables (plutôt fantasmés que réels) la violence sociale pour éviter que celle-ci devienne auto-destructrice.
_ Girard a oublié l’autre tendance destructrice, intérieure, de la psychologie humaine, qui conduit non à écraser autrui mais à s’isoler en soi-même et à rechercher un pouvoir spirituel. C’est l’illusion de la toute puissance sur soi. La réalité humaine ne se réduit jamais à « un » – le vieux rêve de Platon – mais à « deux », du fait des deux penchants déstructurants, antinomiques l’un par rapport à l’autre : le désir narcissique (qui conduit au repli sur soi) et le désir mimétique (qui pousse à s’approprier « autrui »). _

_ De plus, une telle réduction à « l’un » (l’explication mimétique) conduit Girard à penser le christianisme comme « ambivalent » : d’une part, explique-t-il,
le christianisme délégitimise (ou rend caduque) le phénomène du bouc émissaire et donc désamorce la violence, mais d’autre part il ferait courir à l’humanité le risque de son auto-destruction (il faut lire à ce sujet les dernières pages, très noires, de Achever Clausewitz) – car il prive l’humanité du stratagème ancien qui lui avait permis de combattre le mal par le mal, la violence par la violence, par un déchaînement sur le bouc émissaire. En somme, les hommes n’auraient qu’une alternative : s’aimer jusqu’au don d’eux-mêmes, ou se massacrer les uns les autres, massacre auquel ils seraient bien plus enclins selon Girard. En ce sens, il vaudrait mieux alors qu’il n’y ait pas eu de Révélation chrétienne !
_ En fait, René Girard n’a abordé, partiellement, qu’une facette de l’histoire du Salut apporté par le Christ : celle du changement de paradigme entre la condition d’une humanité archaïque, païenne, pré-chrétienne, livrée au mal et à la violence, et celle d’une humanité chrétienne (et post-chrétienne !) pour qui la délivrance du mal est devenue possible. Mais il n’a ni compris ni même vu les phénomènes historiques que sont les contrefaçons de la Révélation, les post-christianismes et leurs faux saluts, qui amènent une violence jamais vue et qui nont fondamentalement rien à voir avec sa théorie
.

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Pour davantage de détails
: ♦ le schéma en html ou pdf :
  La foi des apôtres et ses deux dérives HTML (ou: pdf)
GB-flag  The two fundamental drifts from the Christian faith HTML (or: pdf)

♦ un article plus développé encore : eecho.fr/deux-derives-de-la-foi-chretienne .

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3 thoughts on “Les deux détournements fondamentaux (hérésies) de la foi

  • 1 février 2020 at 11 h 13 min
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    Excellent article, brillant et synthétique. Les deux dérives évoquées ici, le gnosticisme individualiste visage causé par le narcissisme et le messianisme politique visage causé par le mimétisme ne cessent de faire du mal à l’humanité… Depuis la révolution et les prétendues Lumières, cela donne d’ailleurs les deux progressismes ou gauches philosophiques et leurs dérivés politiques : l’individualisme libertaire et le collectivisme massacreur…

    Quant à Girard, il s’est focalisé sur un sujet et l’a mis en lumière d’une façon admirable, c’est déjà çà ; aux autres de faire aussi bien (notamment en termes de crédibilisation du christianisme auprès des intellectuels et des philosophes de notre temps) sur l’autre versant. Chacun pourra apporter sa pierre à l’édifice.

    Il est vrai que le christianisme a délégitimé officiellement le bouc émissaire dans nos sociétés ; mais celles-ci rejettent le christianisme. D’où la violence de nos sociétés, diffuses mais perverses. De son point de vue, cela ne signifie qu’il eût mieux valu que le christianisme ne survînt pas. Sa conclusion logique serait plutôt qu’il faudrait que nos sociétés redeviennent chrétiennes.

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  • 10 juin 2020 at 2 h 46 min
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    Article très ambitieux et malheureusement, tout ce que je sais, lis et entends du monde où nous vivons le confirment. Il donne un sens à l’Islam, à l’alliance de la gauche progressiste avec l’Islam, l’individualisme le plus dur et quelques autres théories aussi célèbres que désastreuses.
    Ce « simple » fait que ces trucs prennent un sens donne toute sa valeur à cet article.
    Il mérite développements et études car il est une porte pour comprendre notre monde et pour pouvoir nous y orienter. Ce point me semble être une urgence.

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  • 9 octobre 2022 at 17 h 45 min
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    En fait, il existe une autre grosse lacune chez Girard.
    Son « mimétisme » n’explique pas vraiment les phénomènes post-chrétiens comme « l’Islam, l’individualisme le plus dur et quelques autres théories aussi célèbres que désastreuses ». Car il s’agit bien davantage de phénomènes de victimisation, c’est-à-dire du mimétisme à l’envers.
    Pourquoi ?
    Jésus, parce qu’il est réellement innocent du mal, a le droit de régner (et donc de dominer les mauvais) : c’est le propre du Rédempteur royal annoncé par la Bible, qui est aussi le serviteur souffrant (Isaïe 52 et 61). Cette perspective a remué la psychologie mondiale en profondeur… et a donné lieu à de multiples contrefaçons.
    Ce sont les « victimisations » en tout genre, et elles ne datent pas d’aujourd’hui.
    La « victime » se pose en justicier qui a le droit de détruire ceux qu’elle présente comme ses bourreaux, via un appareil de propagande qui utilise les ressorts du mimétisme à l’envers – Karpman a thématisé ces dérives sous la forme d’un triangle : https://www.eecho.fr/le-triangle-du-salut-cle-pour-aujourdhui/
    Après Karpman, Girard n’a plus beaucoup de sens.

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