Liban 1915-1918 : un devoir de mémoire

La mémoire du Liban est aussi la nôtre

Marion Duvauchel
Historienne des religions


L’empire turc en 1900

Il n’y a pas si longtemps, quand « L’État » et les banques s’approprièrent les économies de milliers de familles libanaises, la presse française s’enflammait pour le Liban. Et puis, on oublia les Libanais et leur pays en faillite.

Entre 1915 et 1918, le Mont-Liban fut touché par une terrible famine qui emporta près du tiers de sa population et laissa dans la mémoire libanaise la certitude de la responsabilité écrasante des autorités ottomanes dans l’organisation et le déclenchement de ce qu’ils tinrent pour un génocide. Pour bien des Libanais encore, le doute n’est pas permis : la famine de 1915-1918 a été voulue par le pouvoir ottoman.

Le Liban se distinguait des provinces voisines de Damas et de Beyrouth par une longue tradition d’autonomie. Pendant trois siècles, des émirs locaux gouvernèrent cette province ottomane. Entre 1842 et 1860, profitant des « dissensions » au sein de la population, la Porte avait tenté de renforcer sa mainmise : sans succès. En 1860, des Druzes musulmans massacrèrent des centaines de chrétiens. Malgré une sourde résistance diplomatique de l’Angleterre, la France obtint des puissances européennes l’autorisation d’envoyer un corps expéditionnaire pour venir en aide aux victimes et rétablir l’ordre. Les massacres confessionnels d’alors aboutirent à l’intervention militaire des troupes de Napoléon III et au rétablissement de l’autonomie libanaise garantie par les cinq puissances, avec la mise en place d’un régime administratif spécifique : le Mont-Liban serait désormais dirigé par un gouverneur obligatoirement catholique, nommé par la Porte après accord de l’Europe.

À partir de 1913, à la suite du coup d’état d’Enver Pacha, l’empire ottoman est gouverné par un triumvirat dont il est la figure dominante. En avril 1915, en pleine guerre, il donna l’autorisation à son  ministre de l’intérieur, Talaat Pacha (le « Hitler turc ») d’organiser le massacre des peuples chrétiens de l’empire, assyriensgrecs pontiques et arméniens ». L’encyclopédie Wikipedia oublie les Libanais dans cette sinistre liste.

Pour eux, l’affaire fut déléguée à Jamal Pacha. Mais les objectifs étaient les mêmes.

« Enver Pacha délégua alors Jamal Pacha qui eut pour tâche d’exterminer les chrétiens de l’empire. Il porta dès lors le surnom de Jamal Pacha al-Saffah. Pour cet homme habile et machiavélique, il n’était pas question de refaire l’erreur de 1860. L’épée employée dans les régions arméniennes, syriaques ou assyro-chaldéennes ne pouvait pas être utilisée au Liban sans prendre le risque d’un nouveau débarquement français » (Dr Amine Jules ISKANDAR, Président de l’Union syriaque Maronite TUR LEVNON, lorientlejour.com, 14 mai 2019).

Le précédent arménien laisse peu de place au doute quant aux intentions réelles des Turcs. La déportation en masse des Arméniens d’Anatolie coïncide avec le moment où le blocus et la répression s’accentuent au Mont-Liban (mars 1915). Même chronologie, mêmes motivations des bourreaux : comme les régions d’Anatolie orientale, la côte syrienne et le Mont-Liban apparaissent comme des points faibles pour la défense ottomane. D’où l’objectif de « faire le désert » dans ces deux régions.

Les dirigeants Jeunes-Turcs avaient le mobile. Ils se méfiaient de ces Arabes beaucoup trop européanisés à leur gout. Contrairement à l’Arménie et à la Haute-Mésopotamie, le Liban était très connecté à l’Europe. Il fallait l’isoler médiatiquement et diplomatiquement avant d’y imposer le blocus alimentaire. Jamal Pacha instaura immédiatement la censure générale. Une fois coupées toutes les communications avec l’extérieur, on pouvait commencer.

On démarra en 1914 avec l’abolition des capitulations signées entre les puissances chrétiennes et la Sublime Porte qui garantissaient la sécurité des chrétiens de l’empire : l’autonomie du Mont-Liban fut supprimée. On multiplia les persécutions : occupation militaire de la Montagne (novembre 1914) ; suppression de facto de ses privilèges (mars 1915) ; nomination imposée d’administrateurs connus pour leur dureté : Riza Pacha, gouverneur militaire de Beyrouth et du Mont-Liban à partir de décembre 1914 et Ali Munif Bey qui remplaça Ohannès Pacha. Il s’était distingué par son acharnement à persécuter les Arméniens d’Adana, sa ville d’origine.
Dans ses Mémoires, (Revue d’Histoire arménienne contemporaine, Tome V, Le Liban. Mémoire d’un Gouverneur, 1913-1915, Ohannès Pacha Kouyoumdjian, 2003), Ohannès Pacha dénonce ses combines : en 1915, il forma un Comité libanais du Croissant rouge. Officiellement, c’était pour aider les Libanais, en réalité ce n’était qu’une machine à leur extorquer des dons. Et puis, il y eut la répression violente des élites libanaises : en 1915-1916, plusieurs notables furent condamnés à mort pour trahison et pendus, deux cents autres déportés en Anatolie.

L’entrée en guerre de l’Empire ottoman contre les puissances de l’Entente, fin octobre, avait été suivie d’un blocus des navires de l’Entente coté ouest. Mis en place dès novembre 1914, ce blocus impitoyable non seulement en Méditerranée mais aussi en mer Rouge, (qui se prolongea jusqu’à l’automne 1918 alors que l’issue de la guerre ne faisait plus aucun doute) arrêta le commerce céréalier en Méditerranée orientale.

Côté est, le blocus terrestre fut ordonné par Jamal Pacha. Le Mont-Liban était très dépendant des régions environnantes sur le plan alimentaire à cause de la rareté de ses terres agricoles et de la densité de sa population : 100 habitants/km2, soit dix fois plus que dans le vilayet voisin de Damas, bien pourvu en terres arables (Ohannès Pacha, Mémoires). Mais en 1914, la situation alimentaire de la Syrie et du Liban était favorable : les moissons de l’été avaient permis de constituer de gros stocks.

Dès novembre 1914, les prix de la farine s’envolèrent. Les Libanais cédèrent à vil prix leurs cocons de soie, puis ils durent hypothéquer leurs biens auprès de riches commerçants de Beyrouth ou de Tripoli. Le taux des avances s’envola jusqu’à atteindre 400 % l’année suivante.

En visite au Liban en février 1916, Enver Pacha aurait déclaré :

« Nous avons détruit les Arméniens par le fer, nous détruirons les Libanais par la faim. »

C’était bien parti…

Pratiquant la politique de la terre brulée, les Turcs détruisirent la majeure partie des dépôts et du matériel ferroviaire. En 1916, craignant pour l’approvisionnement de l’armée, Jamal Pacha fit réquisitionner tout le blé, le kérosène, les bêtes de somme, la volaille et le bétail, le bois, et les matériaux de construction. En 1916, la soldatesque ottomane s’attaqua même aux plantations, aux vergers et aux forêts. Les collines du Liban furent entièrement mises à nu sous prétexte de ravitaillement des trains en charbon. Jamal Pacha interdit aux paysans de battre le blé avant la venue d’un agent du gouvernement. Avec les pluies, la récolte pourrit. Bon nombre de paysans s’enfuirent dans des régions hors de contrôle du pouvoir si bien que les autorités en furent réduites à demander aux soldats de labourer les champs autour de Damas.

Les chrétiens mourant de faim et ayant déjà vendu leurs meubles, puis leurs habits, finirent par vendre les poutres de leurs maisons. Les toitures s’effondrèrent et les familles se retrouvèrent à la rue sans rien sur le corps. À ceux qui, depuis Constantinople, lui faisaient observer que l’emploi exclusif des moyens de transport au profit de l’armée risquait d’affamer la capitale, Enver Pacha aurait répondu :

« Je me (…) moque bien du ravitaillement de la population ; elle s’arrangera comme elle pourra. Pendant la guerre balkanique, les civils étaient rassasiés tandis que l’armée mourait de faim. À leur tour maintenant de jeuner : je ne me préoccupe que de mes soldats. »

Les moyens de transport firent donc défaut : l’acheminement de céréales par Port-Saïd n’étaient pas plus aisé. Mi-octobre 1916, le général britannique Allenby s’opposa à l’établissement d’une base navale française à Beyrouth et refusa de lever intégralement le blocus, interdisant les sorties de froment en direction du Liban.

L’acmé de la crise est atteinte en 1917-1918. La quête désespérée de nourriture engendra une régression sociale. En mars 1918, près de Tripoli, on arrêta deux femmes accusées d’avoir enlevé et dévoré huit fillettes.

 « Des squelettes vivants erraient ici et là dans la boue et dans la neige. On distinguait à peine les vivants des morts. Les charrettes déversaient dans les fosses communes une centaine de corps par jour rien que dans la ville de Beyrouth. Dans ces conditions de froid, de malnutrition, de non-nutrition et de manque absolu d’hygiène, les épidémies firent leurs ravages. Typhus, choléra, peste et autres maladies d’un autre âge vinrent s’ajouter aux malheurs des Libanais. C’est là que le génie ottoman fit ses preuves. Les pharmacies furent dévalisées, les médicaments de tout genre réquisitionnés, toujours pour les besoins de l’armée. La Sublime Porte ayant besoin de médecins pour soigner ses soldats sur les fronts, on mobilisa alors les médecins de toutes les villes et de tous les villages. La cruauté de l’envahisseur n’avait plus de limite. La corruption à l’ottomane battait son plein. Même certains chrétiens y participèrent. Le gouverneur du Liban, Ohannès Kouyoumjian, beaucoup trop honnête et intègre, fut remplacé par Ali Mounif. Ce dernier est arrivé au Liban sans le sou pour y repartir avec deux millions de francs-or ». (Amine Jules Iskandar)

La pénurie de blé au cours du printemps 1916 s’explique également par l’envoi de céréales en Arabie dans le but de conserver l’allégeance des tribus bédouines du Hedjaz alors que commençait la révolte arabe du chérif Hussein. La famine n’épargna pas la Syrie, à commencer par Damas, pourtant proche des riches terres agricoles du Hauran. Là comme au Liban, les populations locales furent sacrifiées au profit de l’armée et des fonctionnaires turcs, seuls bénéficiaires du rationnement. Elles furent immolées sur l’autel des objectifs stratégiques de l’Empire Ottoman.

La fenêtre toujours ouverte sur l’Europe, propre au Liban, c’est l’Église : les missionnaires catholiques, leurs monastères et leurs écoles. Biens et lieux se virent tous réquisitionnés, transformés en casernes ou en dépôts militaires. Expulsés, les missionnaires ne pouvaient plus servir de témoins et d’observateurs. Il restait les évêques maronites, mais aussi roums (grecs-orthodoxes) ou melkites. Les plus actifs d’entre eux furent alors exilés, certains évêques maronites furent même traduits en cours martiale et pendus. Lazaristes, Jésuites, Filles de la Charité étaient encore présents en force au Liban en 1914. Dès novembre, la plupart furent expulsés et leurs œuvres saccagées. À l’intérieur de la Montagne, les membres libanais des congrégations catholiques réussirent à maintenir ouvertes quelques missions pour soulager les souffrances de la population. Ils durent être abandonnés sous la pression des Turcs en 1916.

Au printemps 1916 les diplomates français estimaient le nombre de victimes dans la Montagne et sur le littoral à plus de 80 000 (plus de 50 000 dans la Montagne seule).

L’émigration libanaise se mobilisa et en juin de la même année, à New York on vit se former un Comité de soutien au Mont-Liban syrien. Le poète Khalil Gibran y adhéra. Il consacra deux poèmes au peuple libanais : Mon peuple est mort et Dans la nuit noire. On a évidemment glosé sur cette poésie engagée. Le texte reste pourtant bien vague dans sa poétique évocation des « serpents invisibles » responsables de cette « tragédie sans texte ». Les serpents étaient bien visibles et le poète ne risquait pas grand-chose à New York…

Les Jésuites dénoncèrent le crime comme étant « dans le sillage du génocide arménien ». L’ambassadeur de France au Caire, Defrange, proche de la communauté libanaise d’Égypte, écrit à Brian du ministère français des Affaires étrangères. Ce dernier partage alors les renseignements et les nouvelles alarmantes avec Barrère, son ambassadeur à Rome, mais aussi avec le Saint-Siège, avec Washington (le 16 mai 1916) et avec le roi très chrétien d’Espagne. Les atrocités sont décrites dans tous ces courriers. Tous sont arrivés à la même conclusion : une intervention militaire au Levant serait fatale pour les chrétiens du Liban. Elle pousserait les Ottomans à accélérer leur besogne et, peut-être, à les passer au fil de l’épée. Quant aux aides alimentaires, elles étaient systématiquement confisquées et détournées par les Ottomans.

On trouve sur le site Persée un article édifiant de Yann Bouyrat, « Une crise alimentaire provoquée ? La famine au Liban (1915-1918) » (in Du terroir au garde-manger planétaire, Actes du 138e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, « Se nourrir : pratiques et stratégies alimentaires », Rennes, 2013). L’auteur est agrégé et docteur en histoire, chercheur-associé au CEMMC de Bordeaux, chargé de cours à l’Université Catholique de l’Ouest et « l’article a été validé par le comité de lecture des Éditions du CTHS dans le cadre de la publication des actes du 139e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, colloque tenu à Rennes en 2013 ».

L’essentiel du texte vise à atténuer la responsabilité des Turcs et à minorer le rôle de la France. Ainsi les témoignages à charge seraient contredits par d’autres sources. Le consul d’Espagne d’abord qui n’a jamais cru à un quelconque « génocide par la faim » des populations libanaises ; un texte du patriarche des Maronites, retrouvé dans les archives militaires qui prend clairement la défense de Jamal Pacha et souligne « sa courtoisie empressée » et « les salutaires effets de sa générosité en vivres pour les pauvres ». C’est bien mince. Dans les rapports des diplomates, Enver Pacha est présenté comme un criminel.

Quant à Ohannès Pacha, il était arménien, ce qui le rendait « subjectif ».

Pour M. Bouyrat, l’interdiction d’exporter les céréales d’Alep et de Damas vers la Montagne et la côte doit être vue comme une mesure de sécurité visant à éviter la constitution de stocks céréaliers sur le littoral, qui auraient pu servir une éventuelle armée d’invasion. Et elle s’expliquerait aussi et surtout par la folie spéculative d’un certain nombre de marchands de céréales locaux peu scrupuleux. Monopolisant le marché des céréales, les marchands d’Alep firent monter les prix, empêchant les négociants de Beyrouth de rentrer dans leurs frais. Ce qui est sans doute vrai. Mais en quoi cela diminuerait-il la responsabilité des Ottomans ?

Pour ce spécialiste des questions de l’ingérence humanitaire « le bilan humain de la famine est difficile à établir avec certitude ».

Allons donc… Pour la seule Montagne, les pertes ont atteint au moins le chiffre de 120 000 personnes, soit le tiers de la population. D’après le Dr Jules Iskandar, sur une population libanaise de 450 000 personnes, environ 220 000 succombèrent. Et la moitié des survivants prit les chemins de l’exil. « Nous sommes, dit-il, les descendants du petit quart restant ». 

Le gouvernement de Paris, sensible au sort des populations syro-libanaises, avait envisagé à plusieurs reprises une levée partielle du blocus. Il dut y renoncer face au veto de Londres. Averti de la gravité de la situation dans la Montagne par Mgr Darian, archevêque d’Alexandrie et porte-parole du patriarche maronite, Aristide Briand, alors président du Conseil, avait demandé successivement à deux puissances neutres (les États-Unis en juin, puis l’Espagne en juillet 1916), d’intervenir auprès de la Porte pour qu’elle autorise l’envoi au Liban d’une aide humanitaire internationale. En échange, la France acceptait de laisser passer les navires affrétés pour les secours. Là encore, l’intransigeance de l’Angleterre l’interdit. Ainsi que la mauvaise foi du gouvernement turc qui firent tout pour entraver l’action des comités d’action américains ou espagnols.

Le sauvetage du Liban commença en 1918-1919 et l’action fut considérablement amplifiée après l’arrivée de l’armée française à Beyrouth. Lorsque les premiers détachements débarquent dans la ville le 7 octobre 1918, la situation est catastrophique. La seule aide apportée aux populations est venue de la marine anglaise et demeure insignifiante : 100 tonnes de céréales, 50 tonnes à la disposition de la ville de Beyrouth et 50 pour la Montagne. À la même époque, les besoins mensuels du Liban et de la côte étaient estimés à plus de 2 000 tonnes.

Fin octobre, l’intervention de Clemenceau permit à la France d’obtenir la fin des entraves à la circulation des céréales. L’arrivée, en novembre, de tous ces secours, eut rapidement des effets positifs : elle fit chuter les prix des denrées alimentaires et obligea les spéculateurs à écouler leurs stocks.

Qu’enseigne-t-on dans les écoles libanaises aujourd’hui ?

On enseigne aux enfants libanais que la famine qui décima à l’époque le tiers, voire la moitié de leur peuple a été due à la fâcheuse coïncidence de facteurs disparates : le blocus maritime des alliés, le blocus terrestre des Ottomans et l’invasion des criquets.

Mais plus grave encore selon le Dr Amine Jules Iskandar : deux cent mille victimes désarmées dont le seul crime était d’être chrétiennes et pas un musée, pas un monument, pas une place publique, pas une journée nationale, pas une mention dans les manuels d’histoire. Le Grand Liban leur préféra les quarante martyrs de la place des Canons qui porte désormais leur nom : leurs origines multiconfessionnelles satisfaisaient mieux l’image recherchée par le jeune État.

Le Liban ancien avait un tel respect pour ses martyrs qu’il leur dédia le plus haut sommet du pays : Qornet Sodé (en syriaque : la Cornette des martyrs). Le mot, transcrit en arabe qui ne connaît pas les voyelles « o » et « é », devint Qornet al-Sawda. Pour bâtir ce Grand Liban, aujourd’hui en ruine, on sacrifia le Liban historique qui aurait dû constituer l’âme du nouvel État et non être considéré comme une entrave.

Était-il donc nécessaire d’abandonner sa langue syriaque et l’ancien socle culturel chrétien qui se soutenait d’elle ? Fallait-il occulter ainsi le sang des martyrs en effaçant la page noire de cette famine sinon planifiée, du moins voulue et organisée ?

Il faut laisser l’historien Yann Bouyrat à ses ambitions universitaires et privilégier le témoignage de ceux qui portent dans leur mémoire vivante l’infini chagrin des survivants et leur effrayante lucidité :

« Nous sommes les descendants du quart qui a survécu et qui est resté au Liban. Et de ce groupe ont aussi émigré les trois quarts. Nous ne représentons donc plus que le quart du quart. Soyons conscients et modestes face à tout ce legs dont nous avons aujourd’hui la responsabilité. Le génocide des chrétiens d’Orient, « tseghaspanoutioun » pour les Arméniens, « seyfo » (l’épée) pour les chrétiens de Haute-Mésopotamie et « kafno » (famine) pour les chrétiens du Liban, est un devoir de mémoire. On ne peut assassiner un peuple deux fois ; d’abord par la mort, puis par le silence et l’oubli. C’est un devoir national à prendre en compte au niveau des institutions étatiques, religieuses et culturelles ».

Il a raison.

Et son témoignage pèse plus lourd dans la balance des responsabilités que les travaux de M. Bouyrat sur les questions de l’ingérence humanitaire. Les millions de victimes pèsent plus dans la balance de la justice que les questions diplomatiques. L’honneur de la France qui était engagé dans ce drame a été sauvé par tous ceux qui se sont comporté avec courage et humanité :

« L’île syrienne d’Arwad (ouad en français) était aux mains des Français, sous le commandement d’Albert Trabaud. Les aides de la diaspora libanaise étaient alors acheminées vers l’île et transportées de nuit vers les côtes libanaises. La première partie du parcours se faisait en barque, alors que la seconde s’achevait à la nage. L’or était remis aux envoyés du patriarche des maronites. Les sommes rassemblées à Bkerké servaient alors à acheter des quantités de nourriture à distribuer au peuple pour limiter autant que possible le carnage. (…) Albert Trabaud contribua à la survie de nos ascendants, il reste une rue à Achrafieh ? Pour combien de temps encore ? » (Jules Iskandar)

Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. Le Liban d’aujourd’hui est un pays en ruine qui ne survit que grâce à une diaspora chrétienne assimilée partout où elle existe, industrieuse et avec un haut degré de formation. Elle sait que d’elle, dépend la survie de ce petit pays à l’histoire ancienne qui donna l’alphabet au monde européen et inaugura l’histoire de la Méditerranée et de sa civilisation.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, l’histoire mondiale de l’infamie continue à travers le scandale du corridor de Latchine : 150 000 Arméniens privés de tout par les Azéris au mépris bien sûr des droits internationaux.

Mais peut-on nous dire quand un état islamique a respecté ces droits ?

Dans quelques années, d’éminents universitaires bardés de titres écriront sur la question de l’ingérence humanitaire dans le Haut-Karabakh en s’interrogeant sur le nombre de victimes et sur la difficulté d’en établir le nombre avec certitude.

En attendant, des hommes, des femmes, des enfants meurent. Des chrétiens.

Dans les écoles françaises, on enseigne en classe de cinquième qu’il y eut en Méditerranée des « contacts » entre l’islam et la chrétienté et que l’islam fut une brillante civilisation arabo-musulmane à laquelle nous devrions le transfert de toute la science grecque.

On croit rêver.

Voir aussi les deux articles de Youssef MOUAWAD,
parus dans L’Orient Le Jour, en 2014
– voir notamment les photos de ces articles

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