Albanie du Caucase et propagande azerbaïdjanaise

La propagande de l’Azerbaïdjan et les églises albaniennes du Caucase

par Marion Duvauchel, historienne des religions,
auteur de La chrétienté disparue du Caucase

Sur l’arrière-fond des persécutions des Arméniens par l’Islam, voir cette remarquable vidéo de Marion Duvauchel « Pour comprendre les événements de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan » (invitée par Arnaud Dumouch).

Pour l’aspect purement géo-politique : Jean-Marie LORGE, Les guerres du haut Karabagh – Le décor et son envers, éd. Baudelaire, 2021, 60 p., 10,5€

Le fait est peu connu hormis de quelques spécialistes : une grande partie du territoire de l’Azerbaïdjan actuel correspond aux frontières d’un ancien royaume christianisé (probablement dès le IIe siècle) qu’on appelle l’Albanie du Caucase (ou Alouanie). Il disparaîtra au VIIIe siècle avec l’arrivée de l’islam. Le très convoité Karabakh est l’une des régions de ce petit royaume attesté par les sources historiographiques gréco-latines et arméniennes.

Or, si cette chrétienté disparue n’intéresse en aucune manière le monde chrétien ou catholique, les musulmans quant à eux n’ignorent rien de son existence et de son histoire et ils exploitent aujourd’hui admirablement cette connaissance à des fins de propagande.

En février 2022, l’AZERTAC (Agence d’Information d’État de l’Azerbaïdjan) mit en ligne un article de M. Rahman Mustafayev, ambassadeur de la République d’Azerbaïdjan près le Saint-Siège : Les racines chrétiennes du Caucase. L’histoire de l’Église d’Azerbaïdjan. L’auteur y retrace d’abord les grandes lignes de l’histoire de ce petit royaume christianisée très tôt, Église sinon apostolique du moins étroitement reliée à la chaîne des premiers disciples. Et ce qu’il retrace est conforme non seulement à ce que la recherche universitaire a élaboré mais aussi à des traditions encore existantes, souvent orales.

Là où le bât blesse, c’est lorsqu’on entre dans le récit azéri de l’histoire récente : « au début du XIXe siècle, à la suite des guerres russo-persanes et russo-turques, remportées par l’Empire russe, le processus d’installation des Arméniens en provenance des Empires ottoman et perse commence sur le territoire des khanats du Karabakh, d’Erivan et du Nakhitchevan de l’Empire russe ».

Tous ces territoires sont arméniens bien avant l’occupation musulmane. Il ne s’agit pas d’une « appropriation » de territoires musulmans mais d’une réappropriation de cette terre dont ils ont été spoliés et cela suppose bien sûr de lourds problèmes humains des deux côtés.

À supposer que les Arméniens aient eu à se familiariser avec un patrimoine architectural albanien et qu’ils ont restauré et rénové les monuments en y introduisant des éléments de l’architecture arménienne « qui ne sont pas caractéristiques de l’architecture albanienne », en quoi est-ce scandaleux ? Ces deux architectures, sans être jumelles, sont très proches. Soutenir que l’épigraphie en langue arménienne, montée sur des monuments médiévaux albaniens, constitue le début d’un processus d’arménisation, c’est proprement absurde parce que la communauté « albanienne » a pratiquement disparu aujourd’hui. Il reste une église « oudi », et quelques locuteurs de la langue oudi que les chercheurs admettent être l’héritière de la langue albanienne. En avril 1836 le gouvernement tsariste avait aboli l’Église autocéphale d’Albanie désormais subordonnée à l’Église grégorienne arménienne, et ce, d’après l’ambassadeur, pour renforcer les positions de la population arménienne et du clergé arménien dans les territoires musulmans de Transcaucasie. C’est possible et c’est sans doute dommage pour la petite église albanienne. Mais c’était aussi un acte politique. Depuis 2003, cette petite église albanienne est redevenue autocéphale.

Au début du XXe siècle, cette Église grégorienne arménienne, aurait détruit avec l’autorisation du Saint-Synode russe , les traces des archives de l’Église albanienne ainsi que la bibliothèque des patriarches d’Albanie à Gandjasar, qui contenaient les documents historiques les plus précieux, ainsi que les originaux de la littérature albanienne. La destruction (ou la dissimulation) d’archives aurait permis aux historiens et archéologues arméniens de nier la nature autocéphale de l’Église albanienne, l’appartenance albanienne des temples (?), monastères et églises chrétiens situés sur le territoire de l’actuelle région du Karabagh, et de prétendre qu’ils sont le patrimoine culturel du peuple arménien et la propriété de l’Église arménienne. Le royaume albanien a disparu au VIIIe siècle et il a en effet semble t-il fait l’objet d’une arménisation. C’était il y a treize siècles. Le patrimoine albanien d’aujourd’hui appartient évidemment à l’Église d’Arménie et non aux Azéris musulmans. Imaginer que l’on va croire que l’État azéri a mis en place la grande coupole de la laïcité pour donner à toutes les églises leur place dans le pays, c’est être naïf ou totalement ignorant.

Il est vrai qu’au VIIIe siècle, l’Albanie chalcédonienne eut à subir de la part de son grand et prestigieux voisin des pressions pour se soumettre au choix anti-chalcédonien de l’Arménie. Et après la conquête du Caucase par les armées de l’islam, la Géorgie se constitue en puissance régionale, l’Arménie survit comme puissance chrétienne, mais l’Albanie, selon toute apparence, disparaît. Cette question relève de la recherche historique. Elle est délicate parce que l’histoire albanienne est connue essentiellement par l’historiographie arménienne, et l’histoire montrant que les divisions d’ordre spirituels et théologiques se sont répercutées dans les relations entre les États et royaumes, on est en droit de supposer que les conflits théologiques religieux ont été défavorables au petit royaume albanien.

Quand l’ambassadeur près le saint siège se réjouit de « la libération du Karabakh au terme de 30 ans d’occupation » et affirme qu’une nouvelle étape s’ouvre, que « les églises chrétiennes retournent à leurs maîtres, à la communauté chrétienne albano-oudine d’Azerbaïdjan » il se moque de nous. La communauté albano-oudine est une peau de chagrin localisée dans trois villes de l’Azerbaïdjan, (même pas Bakou). Est-elle assez naïve pour croire qu’on va lui restituer son patrimoine sous un régime musulman. Nous ne le sommes pas. On chercherait en vain sur la toile des images de cette communauté albanienne tant vantée par les Azéris.

Les guides touristiques nous en informent : le ministère de la culture de l’Artsakh a restauré les bâtiments conventuels du monastère de Gandjasar, grand centre de copie de manuscrits enluminés au Moyen âge, et a aménagé un Matenadaran (la BNF d’Erevan, en plus modeste) avec les mêmes fonctions : exposer les manuscrits créés en terre d’Artsakh, dont une centaine se trouvent au Maténadaran.

Vatican news a relayé l’appel du pape François à protéger le patrimoine spirituel et architectural du Haut Karabakh : https://www.youtube.com/watch?v=GIsDCGpTvZ8. Voici ce qu’on peut lire, rédigé par Delphine Allaire : « Le patrimoine spirituel plurimillénaire du Haut-Karabakh en fait le berceau de l’Arménie. Cette région charnière comprend des centaines d’églises, de monastères et pierres tombales datant du XIe au XIXe siècle. Montagneuse, elle n’a pas été évangélisée en même temps que l’Arménie. Mais le christianisme du Haut-Karabakh est dû principalement à l’action du roi Vatchagan le Pieux monté sur le trône en 484. Il a répandu le culte des reliques des saints et la région lui doit la construction du monument religieux le plus ancien du Karabakh, qui est le mausolée de Grigoris, petit-fils de saint Grégoire l’Illuminateur et catholicos d’Albanie du Caucase. Ce monument est aujourd’hui le monastère d’Amaras, à l’est de l’Artsakh. L’histoire de l’Arménie et de l’Albanie caucasienne sont liées depuis la christianisation des deux pays au début du IVe siècle ».

Voilà qui appelle quelques remarques. Le Haut Karabagh est une ancienne région de l’Albanie du Caucase, elle est donc le berceau des Albaniens chrétiens. Mais des ces Albaniens, il ne reste plus qu’une toute petite communauté. Il n’y a donc rien de répréhensible et ce n’est pas une falsification que de le revendiquer un berceau historique de l’Arménie médiévale, une fois que le royaume albanien eût disparu.

Les découvertes d’une lectionnaire albanien en 1975 au monastère du Sinaï permettent de dire qu’il y eut une christianisation ancienne de l’Albanie, en lien avec Jérusalem, où les communautés albaniennes avaient financé la construction de plusieurs églises. La découverte n’eut que peu de retentissement mais elle est fort bien racontée par Bernard Outtier :  https://youtu.be/uWbRZj_0XBM?si=6q1c2BNH2bf0CWhl.

Selon toute apparence, Vatican news manque singulièrement d’information sur la christianisation de la Transcaucasie.

Début janvier 2022, la journaliste Anastasia Lavrina (à la solde du gouvernement de l’Azerbaïdjan) a réalisé une curieuse enquête au Karabakh « comment les églises chrétiennes du Karabakh ont été détruites par les séparatistes arméniens » enquête qui a été publié sur le site du journal Musulmans en France quelques jours plus tard. Une vidéo impressionnante montre les exactions supposées des Arméniens ainsi que le témoignage d’un prêtre orthodoxe de Bakou sur la liberté de culte dont les églises jouissent et la réparation de ce fabuleux patrimoine ancien dont ils se proclament si fiers.

Le même Journal des musulmans de France a plagié le texte de l’ambassadeur Mustafayev pour proclamer lui aussi la libération du Haut Karabakh qui ouvre « Une nouvelle étape (…) dans l’histoire des églises chrétiennes en Azerbaïdjan – une étape de restauration après la destruction et les falsifications historiques, une étape de guérison des blessures, de la renaissance à la vie au nom de la paix et de la coopération entre toutes les religions d’Azerbaïdjan. »

Qui peut croire que l’Azerbaïdjan va financer la restauration du patrimoine arménien une fois qu’il aura vidé le pays de tous les Arméniens ? Nous connaissons la rage dévastatrice de l’islam. Les mosquées couvriront le territoire du Haut Karabakh, effaçant la mémoire chrétienne et les racines religieuses de l’humanité comme la Turquie l’a fait en deux génocides sanglants.

Mais de toute cette propagande, nous avons une leçon à tirer et elle compte : les musulmans ont admis l’existence d’une chrétienté albanienne fort ancienne, assez ancienne pour confirmer une première évangélisation très ancienne, apostolique, que la tradition orientale a maintenu vaille que vaille.

Et nous, qu’attendons-nous pour l’intégrer dans notre hellénistique vision d’un catholicisme romain qui a oublié ses racines orientales ?

Marion Duvauchel

 

 

 

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