L’araméen, langue du monde ancien

marion_duvauchel L’araméen, lingua franca du monde ancien

Marion Duvauchel, philosophe, spécialiste
en anthropologie religieuse

« C’est seulement au Ciel que nous verrons la vérité sur toute chose. Sur la terre, c’est impossible. Ainsi, même pour la Sainte Écriture, n’est-ce pas triste de voir toutes les différences de traduction. Si j’avais été prêtre, j'aurais appris l’hébreu et le grec, je ne me serai pas contentée du latin, comme cela j’aurais connu le vrai texte dicté par l’Esprit Saint » (Sainte Thérèse de Lisieux, Les derniers entretiens du Carnet Jaune de Mère Agnès, 4 Août 1897)

____Thérèse de Lisieux a sans aucun doute raison, mais pour apprendre la langue dans laquelle notre Seigneur a daigné s’exprimer, il faut se demander quelle était cette langue. Jésus ne pouvait ignorer la langue hébraïque, celle de la Révélation, mais elle n’est plus alors qu’une langue liturgique, ce qu’on appellerait aujourd’hui une « langue morte ». La langue orale, la langue de communication, c’est l’araméen, dont l’histoire commence avec celle des hommes qui l’ont apportée avec eux.

Assyrie____Ces Araméens sont des sémites qui  font irruption du désert, à la conquête des terres fertiles de la Mésopotamie et de la Syrie. Ils vont partout s’installant, s’emparant du pourvoir, créant de petits royaumes. En face, il y a l’Assyrie : l’empire de la guerre, de la force, de la puissance : les « hitlériens du monde antique[1] ». Dés que l’Assyrie se réveille, les petits royaumes araméens disparaissent les uns après les autres. Mais ils laissent au monde leur langue et leurs dieux.

____Cette langue, les Assyriens vont l’adopter. Sur plusieurs documents figurés d’origine araméenne, notamment sur l’une des fresques de Til-barsid, on voit représentés l’un près de l’autre un scribe assyrien qui écrit sur une tablette, et un scribe araméen qui écrit sur une feuille de parchemin ou de papyrus (IX et XIIIème siècle. Mais ce qu’ils instituent, ce n’est pas un araméen dialectal proprement mésopotamien mais l’araméen commun. Quoi qu’il en soit, un corps de scribes araméens était officiellement constitué dans l’administration assyrienne[2].

Darius_I____En 632 avant J.C., les Assyriens disparaissent de la face de la terre. Monte alors une puissance nouvelle : les Perses. On les appelle les Achéménides. Le grand nom, c’est Darius, Darius le grand Avec les Achéménides, la race iranienne devient « la race impériale de l’Asie », selon la formule de Roman Ghirshman. En fait d’organisation politique, la Grèce ne s’élève guère au-dessus de la polis : l’Etat y reste la Cité. Les Perses élaborent quant à eux un organisme qui, dans son unité, englobe des pays de races et de culture diverses, réunis par les rouages d’une administration vaste ; et surtout, surtout, ces peuples sont protégés par une armée puissante contre les dominations étrangères  (surtout contre la menace persistante des nomades du Nord et de l’Est). Cet empire qui reste guerrier, est pourtant animé d’une volonté d’association plus que de la soif de domination si caractéristique de l’Assyrie. Il exerce toujours une puissante fascination.

____Les Achéménides vont eux aussi faire le choix linguistique de l’araméen. Pour des raisons sans doute un petit peu différentes de celles qui ont motivés les Assyriens, et choix plus conscient semble t-il.

____L’invention de l’écriture cunéiforme pour exprimer le vieux perse remonte au moins à Teipsés (ce qu’atteste la tablette en or de son fils Ariaramne). Au moment de la transformation du petit royaume du Fars en Empire, cette langue et cette écriture ne sont accessibles qu’à une minorité de la classe dirigeante. Or, la rapidité de la formation de l’Empire achéménide exclut la possibilité de traduire le perse dans toutes les langues. Il faut donc choisir une langue déjà existante. La langue araméenne s’est répandue dans toute l’Asie antérieure jusqu’à l’Iran occidental et les Hébreux l’ont adoptée à leur retour d’exil. Ce sera donc l’araméen, dont les Perses adoptent les caractères. Les Achéménides disposaient de trois autres langues de culture, mais c’est cette quatrième langue qu’ils ont choisi. La pièce la plus célèbre de la glyptique achéménide appartenait à Darius le grand: elle est inscrite à son nom et porte un texte rédigé en trois langues[3].  L’usage de l’écriture cunéiforme n’est pourtant pas totalement abandonné, mais il est réduit aux inscriptions lapidaires des monuments.

____Déjà lingua franca dans tout le proche et moyen orient, l’araméen prit avec les Achéménides un statut de langue officielle dans toute l’Asie et resta en usage, en particulier dans les affaires d’Etat, depuis l’Egypte jusqu’à l’Inde, où on a retrouvé des documents rédigés en araméen. Si en Elam, on écrivait en élamite, et à Babylone en babylonien, toutes les chancelleries perses employaient l’araméen[4].

____Les Perses achéménides, voilà l’ennemi à abattre pour Alexandre le Grand. Les archives de l’empire Achéménide sont conservées à Ectabane, (la Bible le fait comprendre)[5] et les fouilles de Persépolis et de Suze le confirment. Alexandre entreposa là tous les trésors des capitales pillées au cours de ses campagnes. Cette hellénisation qu’on tient pour la conséquence merveilleuse de ce raid éclair d’une insolence inouïe a commencé en réalité bien avant, et plutôt pacifiquement. C’est au moment où se forme l’ancien royaume d’Urartu (-800 av J.C.) que s’est produit une lente expansion des Grecs autour des côtes de l’Asie mineure. Les marchands grecs trouvent alors sur la côte pontique du fer, de la cire, du lin, de la laine, des métaux précieux, du cinabre, du bois des bronzez, des meubles, des tissus et des broderies élamites et mèdes. L’Iran n’était pas exclu des échanges entre la Grèce et l’Orient. Au contraire, il existait une koiné irano-urarienne, koiné qui s’étend ensuite de l’Oxus au Gange, indiscutablement liée à des traditions artistique (certaines attestent des liens entre la Crète et l’Iran[6]) et donc à des techniques, en particulier des techniques métallurgiques[7]. Et sans doute aucun à une langue.

____La conquête d’Alexandre marque un temps d’arrêt dans l’évolution de l’art iranien (constante depuis sept siècles), comme selon toute vraisemblance l’usage de l’araméen marque lui aussi un temps d’arrêt.  Mais l’empire d’Alexandre ne va pas durer. Entrent alors sur l’avant-scène de l’histoire ceux qu’on appelle les « Parthes »[8], fermement décidés à évincer la monarchie séleucide, une des trois monarchies héritières d’Alexandre, et à reconquérir l’Iran. Ils mettront un peu plus d’un siècle.

____L’empire parthe va naître dans un grand mouvement d’expansion des tribus iraniennes des steppes qui se répandent aux quatre coins de l’horizon, depuis la mer Noire avec les Sarmates, jusqu’à l’embouchure de l’Indus avec les Çakas, depuis l’Euphrate avec les Parthes jusqu’à l’Inde orientale avec les Kouchans. Sur cette aire gigantesque, malgré la diversité des peuples et des pays, des climats et des paysages, déclenchés dans ce noyau que René Grousset appelle « l’Iran extérieur », une civilisation composite va s’installer et durer. Cette civilisation, c’est l’élément parthe qui va la fonder ou plutôt la refonder, l’enrichir et la stabiliser.

____Une grande partie de cette histoire parthe se déroule sous le règne de 32 rois, qui tous portent le même nom : Arsace, d’où la dynastie des Arsacides. S’ils choisissent le chemin de l’iranisme, ce n’est pas seulement parce qu’ils le croient plus capable de les soutenir dans leur lutte contre les Séleucides, puis face aux Romains qui prétendent réaliser dans leur politique orientale les conceptions impérialistes d’Alexandre le Grand mais parce qu’ils sont plus iraniens que grecs. Ce n’est pas seulement un choix politique, mais une affinité profonde. C’est un choix d’élection, pas seulement un choix politique. Et pour cette reconquête et cette refondation, ils vont s’appuyer sur la langue que les Achéménides, dont ils se tiennent pour les successeurs, avait adoptée avant eux: l’araméen[9]. Ils vont ainsi reprendre la même politique linguistique de l’araméen langue de chancellerie.

____Leur empire va durer cinq siècles. Il bénéficiera d’un événement sans précédent. En -105, le roi Mithridate II reçoit la première ambassade chinoise dans sa capitale d’Hecatompylos. Il conclut avec elle un traité commercial qui lui assure le monopole de la soie. Le centre de gravité du monde perse va s’en trouver modifié : des bords du Tigre, il va se déplacer vers ceux de la Bactriane et de la Sogdiane. Nombre de cités se transformeront alors en villes marchandes, assurant, formant les chefs des caravanes. Dont celle de Palmyre, appelée à un destin singulier destin singulier[10].

____C’est ainsi que sous la pax parthica, au premier siècle de notre ère, deux hommes vont se mettre en route. L’un s’appelle Barthélémy, l’autre Thomas. Au cœur de cette Asie dont l’Iran semble le moteur culturel,  mais qui a fait le choix de la langue sémite, et au sein d’un empire qui éprouvait pour le monde juif une sympathie particulière[11], ils iront loin, jusqu’aux extrémités de la terre pour évangéliser et fonder des églises.

____Le Verbe n’a pas seulement préparé sa venue, il a préparé aussi les conditions de diffusion de sa Parole. Et à défaut d’apprendre la langue dans laquelle notre Seigneur a daigné s’exprimer, nous pouvons au moins nous employer à comprendre le rôle que cette langue a joué dans l’histoire en général et dans celle des chrétiens en particulier.

 Bibliographie
Chabot (Jean-Baptiste), La langue et les littératures européennes, Paris, 1910
Choisnel Emmanuel, Les Parthes et la route de la soie, IFEAC, L’Harmattan, 2004.
Dupont-Sommer (André), Les Araméens, Paris, Maisonneuve, 1949, p. 45.
Grousset (René),  La face de l’Asie – Données permanentes et facteurs de renouvellement?, ?Paris, Payot, 1955.
Ghirshman (Roman), Perse, proto-iraniens, Mèdes, Achéménides, L’univers des formes, collect. dir. par A. Malraux et G. Salles, Paris, Gallimard, 1963.
Idem, Parthes et Sassanides, , L’univers des formes, collection dirigée par André Malraux et Georges Salles, Paris, Gallimard, 1962.

Roman Ghirshman (1895–1979) est un archéologue, historien français d’origine juive ukrainienne. Venu à Paris en 1917, il étudie l’archéologie et les langues anciennes. Ses études sur Chogha Zanbil ont été imprimées en quatre volumes. Il a dirigé des équipes de fouilles à Iwan-i Karkheh et les plateformes parthes de Masjed Soleiman, près d’Izeh, au Khouzistan.
Il fut l’un des experts de la première exposition d’envergure consacrée à l’art de l’Iran et de la Perse antiques et intitulée « 7000 ans d’art en Iran » (Paris, octobre 1961–janvier 1962). Certains de ses travaux sur Suse n’ont pas encore été publiés, mais ont servi à d’autres archéologues comme Hermann Gasche, dans les études en Iran qui ont suivi durant les années 1960 et 1970.

[1] La formule est de René Grousset.

[2] André Dupont-Sommer, Les Araméens, Paris, Maisonneuve, 1949, p. 45.

[3] La Perse doit beaucoup au royaume de l’Urartu. D’Urartu venait l’usage du pectoral. Les Urartiens ont transmis aux Iraniens leurs arts et techniques, comme leur stratégie conquérante dans ses grands symboles. Selon Hérodote (III,85), Darius obtint sa couronne grâce à son écuyer et à son cheval, comme le roi Rusa, d’Urartu. Les traditions des chancelleries urartiennes furent suivies par les Perses : ce ne sont que dans les textes d’Urartu qu’une inscription royale se divise en fractions donc chacune commence par « parle le roi X…, ce qu’on retrouve dans les inscriptions des rois Achéménides (Ghirshman, op.cit.)

[4] Roman Ghirshman, Perses, proto-iraniens, Mèdes, Achéménides, l’univers des formes, collection dirigée par André Malraux et Georges Salles, Paris, Gallimard, 1963.

[5] Esdras, VI, I, sp.

[6] Roman Ghirshman, op.cit.

[7] Idem.

[8] Au temps de l’Empire Achéménide, la région où se sont installés ces Parthes existe sous le nom de « satrapie de Parthie ».

[9] André Dupont-Sommer « La collection des ostraka (tessons de poterie) araméens recueillis par Clermont-Ganeau à Eléphantine », 1948. Ces ostrakas sont soit des inscriptions bilingues indo-araméens, soit gréco-araméen, soit des inscriptions en araméen. Voir aussi d’Emile Benveniste : « une inscription araméenne d’Açoka provenant de Kandahar », 1966. Ce qui signifie que l’aire d’extension de l’araméen s’étendait jusque dans l’empire Kouchan et donc la Bactriane, que l’on tient pour hellénisée (les historiens parlent des gréco-bactriens).

[10] Lorsque l’Islam se lève à son tour sur la face de la terre, il va s’avérer plus dévastateur encore que le jeune Alexandre au temps de son raid magnifique. Les bibliothèques seront impitoyablement détruites, à commencer par celle de Ctésiphon (qui était si importante qu’il fallut plusieurs semaines pour la brûler, rapportent des témoins – ce travail de destruction continua par la suite de manière systématique et est encore actuel). Or, les sources écrites ont, dans notre tradition culturelle occidentale, quasiment force de loi.

[11] A. Dupont-Sommer, op.cit.

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2 thoughts on “L’araméen, langue du monde ancien

  • 20 août 2014 at 20 h 36 min
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    Bonsoir

    Merci de rendre justice à Roman Ghirshman. Son ouvrage sur les Parthes et Sassanides de l’Univers des formes m’a fait et me fait encore rêver au même titre que René Grousset et l’Empire des Steppes.

    Néanmoins une question un peu idiote : les langues Perses sont à priori indo-européenne. Comment ce sont-elles accommodées avec l’araméen qui est sémitique? L’affinité d’élection avec l’araméen pour les Perses ne me semble pas aller de soi aussi facilement que vous laissez entendre.

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    • 24 février 2016 at 17 h 07 min
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      Non, c’est une question intelligente. Les langues peuvent parfaitement coexister, nous en faisons aujourd’hui l’expérience. Et par ailleurs, le problème n’est pas seulement de langue mais aussi d’écriture, l’alphabet. Le rocher de Behistun comporte trois langues, un seul alphabet. Ce n’est pas une affinité linguistique mais un choix politique. je crois que je le dis au début. Amicalement.

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