Apport du christianisme à la civilisation européenne

EECHO

3ème rencontre inter-ecclésiale du 20 mars 2009

Apport des Communautés chrétiennes au monde, à l’Orient ou l’Occident

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Apport du christianisme à la civilisation européenne

Père Philippe Loiseau

C’est une question très vaste et qui demanderait de longs développements. Je vais me contenter d’évoquer trois aspects principaux.

  1. Le premier apport c’est le sens le la « personne »

Le monde gréco-romain dans lequel s’est diffusé le christianisme dans les tous premiers siècles était un monde très religieux comme nous le montre le livre des Actes des Apôtres. Qu’on se souvienne seulement de la rencontre de Paul devant l’aréopage d’Athènes en Actes 17,16-34 : « Athéniens, je vous considère à tous égards comme des hommes presque trop religieux… » (v. 22). On retrouve cet intérêt pour les religions dans la Rome antique qui intégrait les divinités des pays qu’elle avait annexés à l’empire. Mais la religion avait une fonction essentiellement « civile », c’est-à-dire une manière de rendre hommage aux dieux protecteurs de la cité pour manifester qu’on reconnaissait les institutions de l’empire. Et cet hommage était devenu un acte très formel. Dans ce contexte, les premiers chrétiens ont apporté quelque chose de totalement nouveau, une religion qui engage toute la personne et pour laquelle on est était prêt à témoigner jusqu’à donner sa vie (le « martyr », d’un mot grec qui signifie « témoin »). Ce qui compte ce n’est pas la naissance dans telle ou telle famille mais la dignité de la personne qui vient du Christ qui a sauvé à égalité tous les hommes du mal et du péché et avec qui ont peut entrer en relation. Cette première révolution c’est l’invention de la « personne ».

Ecoutons cette citation du philosophe Lucien Jerphagnon qui s’interroge sur les raisons du succès du christianisme dans le monde gréco-romain : « La civilisation romaine avait cantonné jusque-là le religieux dans la sphère du domestique, et surtout du politique, et avec une rigueur toute administrative. C’était la religion du ‘nous les romains’, et de toute évidence, elle primait les éventuels états d’âme du ‘moi, Marcus’ ou ‘moi, Julia’. Ne serait-ce pas cela qui pouvait faire naître, chez des gens plus évolués, le sentiment d’un vide, d’un manque ? Disons d’une carence spirituelle, sinon métaphysique ? (…) En ces temps la philosophie pouvait être un recours ou un secours. On la regardait comme un art de vivre, une sagesse que chaque école définissait à sa façon. Certains trouvaient là un supplément d’âme que la religion à la romaine ne procurait guère. (…) Mais la philosophie n’intéressait qu’un petit nombre de lettrés. Et même parmi cette élite, il n’est pas dit que tous s’en contentaient. En effet le conceptuel et l’affectif sont des visées différentes d’une même conscience, fut-ce dans la relation avec l’absolu. Et donc chez certain un manque affectif pouvait subsister sur un autre plan que celui de la systématisation du cosmos et du divin. (…) A quoi peut bien aspirer celui que hante le sentiment d’une absence, sinon à une présence ? Aussi ce que nous avons vu des ex-voto (de cette époque) pourrait nous mettre sur la voie de ce que cherchaient ces gens. ‘Un dieu sensible au cœur’ dit Pascal ; ‘un absolu de dialogue’, dit Duméry ; ‘la transcendance personnifiée’, dit Luc Ferry. C’est qu’on ne parlait guère avec l’Olympe, pas plus qu’Aristote avec le premier moteur, ni que Plotin avec ‘l’au-delà de l’essence’. Pas facile d’aller confier ses angoisses et ses espérances à l’idée de nature, de s’épancher dans la cause première. Or voilà qu’à croiser des chrétiens, à les regarder vivre – et mourir –, à s’entretenir avec eux à l’occasion, on pressentait comme une autre façon de voir, de se voir, de voir les autres et d’entrevoir le divin. (…) Il y avait chez ces chrétiens comme une présence, qu’ils étaient les seuls à éprouver. Une présence qui inspirait leur comportement global et pas seulement religieux. Même entre eux les rapports semblaient différents. Comme s’ils n’étaient jamais seuls. Comme si cette présence les accompagnait tous et chacun au long de leurs jours et, à les en croire, au-delà même de la mort et pour l’éternité. Certes, les cultes à mystères promettaient déjà l’immortalité, mais là, on sentait quelque chose de plus intime ; une proximité inhabituelle pour un dieu. (…) A entendre les chrétiens, Christus s’était assimilé aux humains comme aucun dieu jusque-là. » (Lucien Jerphagnon et Luc Ferry, La tentation du christianisme, Grasset, Paris, 2009, p. 31-35).

2)

Le deuxième apport est celui de l’inculturation du message biblique chrétien, à l’origine exprimé dans les catégories sémitiques (la narration, la poésie, les symboles et images, les paraboles…), dans le langage de la pensée gréco-romaine marquée par la philosophie (la philosophie, la logique, la science, les concepts…)

La philosophie grecque cherche à répondre à trois questions : la 1ère question : quelle est la nature du monde ? Comment est-il organisé ? A cette question la science et la philosophie répondent en montrant l’existence d’un « ordre du monde », une harmonie cosmique dans laquelle doivent se situer les humains. La 2ème question : Quelles sont les règles pour vivre dans ce monde, dans ce « cosmos » ? Quelles sont les règles du jeu ? A cette question répond la morale (mot latin) ou l’éthique (mot grec). La 3ème question : Quel est le but de la vie dans ce monde ? Notamment la question de la mort : comment échapper à l’oubli ? Le guerrier recherche la gloire immortelle par ses haut-faits tandis que le philosophe cherche à s’ajuster à l’ordre du monde par la pratique de la sagesse.

Sur ces trois points, le christianisme opère une transformation. Il va à la fois les intégrer et en même temps il va établir des ruptures fondamentales

A) Sur la question de l’ordre du monde, il introduit une révolution « théorique » (dans la manière de « comprendre » le divin et le cosmos). C’est-à-dire que le cosmos n’apparaît plus comme une réalité lointaine, un système impersonnel, mais comme une « personne ». Le divin s’incarne dans une personne qui a pris visage d’homme avec lequel je peux entrer en relation, en dialogue et qui appelle la confiance, la foi. Ce n’est pas que le message chrétien soit contre la raison, mais il saisit la personne dans toutes ses dimensions, affective, relationnelle, sociale et intellectuelle. Le problème n’est plus seulement de savoir si je peux connaître le divin dont le monde est le reflet, mais ayant rencontré le divin comme une personne qui invite à faire alliance avec lui, de lui donner ma confiance. Dans ce contexte, la philosophie devient la servante de la théologie, elle donnera des outils pour la réflexion théologique. Avec le risque d’oublier, ou de ne pas prendre à sa juste mesure, la forme première de la théologie dans les Saintes Ecritures…

B) Sur la question du comportement, il introduit une révolution « éthique ». Le monde grec était un monde hiérarchisé dans lequel chacun est d’emblée situé en fonction du rang que lui a donné sa naissance (selon la nature). Le christianisme, par contre, fait sortir de ce déterminisme naturel et social en insistant sur la liberté de l’homme et sur sa responsabilité dans la mise en œuvre des actes bons, conformes à la volonté de Dieu révélée dans sa Parole. Comme le rappelle Luc Ferry, « un aristocrate joue, ripaille, fait la guerre, mais il ne travaille pas – il a des serfs pour faire les basses besognes. En revanche, si la vertu morale ne réside plus dans les dons naturels mais dans ce qu’on en fait, le travail va être valorisé. » (Luc Ferry, ibidem, p. 98). la valeur morale d’un acte dépend désormais de l’usage de ses dons naturels (cf. la parabole des talents dans l’évangile de Matthieu 25,14-30). « La vertu n’est plus un prolongement de la nature mais une lutte sans relâche contre les penchants naturels à la paresse et à l’égoïsme » (Luc Ferry, ibidem, p. 99).

C) Sur la question de la sagesse, il introduit une révolution « sotériologique » (dans la manière de comprendre le « salut » et la vie après la mort). Le divin n’est plus un destin aveugle auquel on ne peut échapper (comme dans la tragédie grecque), mais il s’identifie à un homme, une personne vivante, le Christ Jésus, qui a ouvert un chemin de salut pour tout homme. Alors, le salut change de sens : il devient une promesse qui s’adresse à chacun, il devient une affaire personnelle, Dieu s’occupe personnellement de chacun et il montre le chemin de la communion éternelle avec lui : en suivant le Christ par le don de soi-même, le commandement de l’amour, la promesse de la résurrection du corps… D’où l’engagement de l’Eglise à la fois pour l’éducation (la formation de l’esprit) et la santé (l’attention aux malades). Le soin des corps autant que celui des âmes.

3) Le troisième apport est celui d’une certaine forme de présence des chrétiens dans la cité, ce qu’on a appelé « la chrétienté »

En occident, après la reconnaissance de la religion chrétienne par l’empereur Constantin au début du IVème siècle, l’Eglise de Rome va jouer un rôle grandissant dans les affaires publiques et politiques. Notamment avec les invasions barbares, c’est l’Eglise catholique qui va assurer l’héritage de la Rome antique, et par la suite les rois et empereurs chrétiens d’occident seront sous la dépendance du pouvoir spirituel, du moins pendant le premier millénaire et encore par la suite (la chrétienté médiévale). Cependant, l’unité de la chrétienté latine connaîtra des fractures à la fin du Moyen âge et à la Renaissance avec l’émergence du protestantisme et de l’anglicanisme. Les nouvelles formes de pensée qui font suite aux guerres de religion (au XVIème et XVIIème siècle) ainsi que le développement de la philosophie des Lumières (au XVIIIème siècle) vont conduire à la distinction progressive entre l’Eglise et l’état (avec la notion de « laïcité »). C’est avec la révolution française que la laïcité prendra la forme la plus radicale comme l’expression forte de la sécularisation des valeurs bibliques et évangéliques de « liberté », « d’égalité » et de « fraternité. »

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