Une clef pour Evangelii Gaudium

Pour comprendre la pensée du Pape François

P. Edouard-Marie Gallez

      On savait que le Pape François a vraiment découvert les questions relatives au Proche-Orient depuis qu’il assume la lourde tâche du Pontificat. Pour l’y aider, en 2014, il s’est attaché un secrétaire copte. Enfin un Oriental dans l’entourage direct Saint Père ! Il était temps, car on peut se demander si, précédemment, sa confiance n’avait pas été abusée.

       En novembre 2013 sortait l’Exhortation apostolique Evangelii Gaudium. Certains de ses passages ont choqué des chrétiens, en particulier les chrétiens d’Orient et les chrétiens issus de la culture ou de la foi islamique. Or, une interrogation surgit : ces passages étaient-ils déjà dans la version prête en juin 2013 ? Ont-ils pu être rajoutés après ? La question se pose réellement car leur étude montre qu’ils ne sont pas de la main du Pape.
N’importe qui d’un peu familier avec les techniques d’analyse textuelle remarque en effet immédiatement que les n° 241 et 258 de l’Exhortation sont faits pour se suivre, et surtout que les n° 242 à 257 leurs sont étrangers – ils se présentent d’ailleurs en 4 blocs distincts et bien délimités.

       Voyons d’abord les n° 241 et 258 :

241. Dans le dialogue avec l’État et avec la société, l’Église n’a pas de
solutions pour toutes les questions particulières. Mais, ensemble avec les diverses forces sociales, elle accompagne les propositions qui peuvent répondre le mieux à la dignité de la personne humaine et au bien commun. Ce faisant, elle propose toujours avec clarté les valeurs fondamentales de l’existence humaine, pour transmettre les convictions qui ensuite peuvent se traduire en actions politiques.

258. À partir de quelques thèmes sociaux, importants en vue de l’avenir de l’humanité, j’ai essayé une fois de plus d’expliquer l’inévitable dimension sociale de l’annonce de l’Évangile, pour encourager tous les chrétiens à la manifester toujours par leurs paroles, leurs attitudes et leurs actions.

       Comme on le voit, le n° 258 suit parfaitement le n° 241 et ne fait allusion ni au « dialogue entre science et foi » (n° 242-243), ni à « l’engagement œcuménique » ou au « dialogue et l’amitié avec les fils d’Israël » (n° 244 à 249), ni au « dialogue avec l’Islam » (n° 250 à 254), ni à un synode des Evêques (n° 255 à 257).

 Pape Francois micro      Avant de regarder le détail, il est bon de rappeler que le Pape s’était déjà fait piéger trois fois par l’écrit – il semble y attacher moins d’importance qu’à ce qui est oral. Sandro Magister en avait donné des exemples : chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1350668?fr=y. Dans un de ces cas, le Saint Père n’avait tout simplement pas bien relu le texte avant de le cautionner.

       L’analyse attentive de l’ensemble des n° 242 à 257 permet d’induire en outre que chacun de ses 4 blocs proviennent respectivement de quatre dicastères (ou ministères) romains, chacun d’eux ayant produit le sien indépendamment, et qu’ils ont été insérés tels quels, les uns derrière les autres, dans l’Exhortation.
En voici le détail. On peut attribuer sans nul doute :

  •        au Conseil pontifical pour la culture les n° 242-243 consacrés aux rapports foi-raison – ce Conseil y fait sa publicité pour le concept de « Parvis des Gentils », voulant offrir aux non croyants un espace de discussion ainsi que des « événements culturels », comme en 2011 à Paris –; passons ;
  •        au Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens les n° 244 à 249 consacrés à l’œcuménisme et aux relations avec le judaïsme ;
  •        au Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux les n° 250 à 254 relatifs à l’Islam ;
  •        au secrétariat du Synode des Évêques les n° 255 à 257, très généraux.

       Les intertitres ajoutés ensuite délimitent très bien les 4 ajouts.

       Les points qui ont soulevé des difficultés se trouvent dans le texte produit par le Conseil Pontifical pour le dialogue interreligieux. Au n° 254, on y trouve exposée en effet l’idée que la grâce sanctifiante est donnée au cours de la vie terrestre sans rapport réel avec le baptême. La Commission théologique internationale n’avait jamais été aussi loin dans cette thèse qui est centralement celle de la « théologie des religions » et qui circule çà et là depuis de nombreuses années. On peut évidemment se demander si une telle affirmation correspond à ce que nous dit le Nouveau Testament, mais il faut comprendre qu’elle s’appuie sur des raisonnements solides – apparemment tout au moins. Car ces raisonnements, justement, sont discutables, fonctionnent à rebours et finissent en cercle vicieux.

       En gros, ils partent de l’idée selon laquelle rien ne se passe dans le mystère de la mort (elle est favorisée, dans notre histoire liturgique, par l’effacement du mystère de la Descente du Christ aux Enfers, tandis qu’il s’agit toujours d’une Fête célébrée en Orient). Ensuite, par déductions successives, on en vient à conclure : pour que tout le monde ait accès à la grâce dès la vie sur terre, Dieu se sert de moyens autres que les sacrements chrétiens (puisque tous les hommes ne pourront pas y avoir accès au cours de leur vie sur la terre). Il s’agit clairement d’un raisonnement à rebours.
Parmi ses conclusions logiques, on ne peut pas éviter de penser que, dans ces conditions, Dieu se sert par exemple de l’Islam pour donner la grâce aux musulmans au cours de leur vie terrestre, du bouddhisme pour donner la grâce aux bouddhistes, etc. Et comme beaucoup l’ont fait remarquer, il n’existe pas de raison logique pour que des phénomènes religieux soient davantage « porteurs de grâce » que des phénomènes culturels ; dès lors, il faudrait se demander si par exemple l’appartenance à une ONG ne devrait pas être une source de grâce pour ceux qui se dévouent à une noble cause, ou même si la pêche à la ligne ne devrait pas également jouer un tel rôle pour les pêcheurs.

        Tout ceci aboutit même à penser, suivant cette même logique abstraite, que la grâce serait déjà offerte sinon donnée à tous, et, dans ce cas, logiquement, dès le plus jeune âge – car pourquoi attendre –, voire dans la nature humaine elle-même, ce qui est encore plus simple à concevoir. Dès lors, pourquoi se passerait-il encore quelque chose dans le mystère de la mort ? Ainsi, la logique nous conduit à l’axiome de départ, et le cercle se ferme. En pratique si l’on peut dire, cela voudrait dire que, lorsqu’on meurt, on se retrouve Dieu sait comment (…) tout à coup au Ciel, au Purgatoire ou en Enfer. Dans ces conditions évidemment, l’existence même de ces deux derniers états ou lieux devient assez problématique. En tout cas, la présence partielle de tels raisonnements dans le texte l’Exhortation La joie de l’Evangile atteint vraiment la cohérence de celle-ci. Car si l’Evangile n’apporte ni salut ni grâce (vu que tout le monde les aurait déjà ou presque), pourquoi s’en soucier encore, et quelle joie y aurait-il à évangéliser, ce que le Pape François désire précisément ?

       Enfin, une affirmation du n° 253 a particulièrement choqué les chrétiens issus du monde islamique : “Le véritable islam… s’oppose à toute violence”. C’est ce que le président du Dicastère pour le dialogue interreligieux, le Cardinal Tauran, allègue fréquemment. “Pour ma part, expliquait-il à la veille du voyage du Pape en Terre Sainte, j’ai tenu à répéter qu’il n’existe pas une seule religion au monde qui prêche la violence. Les conflits qui tourmentent ces dernières années en particulier la région du Moyen-Orient, n’ont pas non plus une origine religieuse. Les guerres de religion n’existent pas. Au contraire, nous devons enfin comprendre que la religion, n’importe quelle religion, est synonyme de paix.”

      « La religion », comme l’entendait souvent le Pape Benoît XVI, c’est la vertu religieuse naturelle qui se tourne vers Dieu ; ce n’est pas d’elle dont il est question ici, mais des phénomènes religieux. L’ambiguïté réside dans l’emploi du mot « religions » au pluriel (ou de l’expression “n’importe quelle religion”). Qu’est-ce à dire ? Si le bouddhisme est une « religion », il n’invoque pas « Dieu » pour autant ; faudrait-il en faire une sorte de philosophie, comme on l’entend dire quelquefois ? Et l’hindouisme ? Au 20e siècle, on a connu des « religions séculières » qui, quoiqu’elles n’invoquaient pas « Dieu » non plus – et pour cause, elles se voulaient athées –, n’en possédaient pas moins des rites, un sentiment de communauté, une vision de salut, un clergé (le Parti) et une foi (dans le Progrès ou dans l’Eugénisme mondial). Or, si on exclut toutes ces « religions », que reste-t-il pour remplir le concept de « religions » ?
Un concept suppose que des traits importants identiques soient présents en chacun des objets qui y sont compris. Quels seraient les traits communs entre l’islam et le christianisme ? Que tout le monde y veut la paix ? Même si tout le monde dit vouloir la paix, y compris les jihadistes et leurs millions de sympathisants, de quelle paix s’agit-il ? De la soumission (ce qui est le sens du mot islâm) et de la conformité à un certain modèle de salut sous peine de mort ? Nicolas Sarkozy a affirmé, alors Président, que l’islam est une « religion d’amour, de paix et de tolérance », Obama a dit à peu près la même chose (et George Bush junior avant lui), ainsi que Cameron. Ce discours médiatique, obligatoire depuis des années, correspond-t-il tant soit peu à celui du Coran ? S’il ne lui est pas conforme, pourquoi le tenir ? Serait-il la condition nécessaire d’un dialogue interreligieux fructueux devant mener à un « vivre ensemble » harmonieux et radieux ? Si tel est le cas, où sont les fruits, après des dizaines d’années de dialogues fondés sur de telles perspectives ? L’Eglise doit-elle faire la promotion des « autres religions » et reproduire le discours des dirigeants de ce monde ?

       Le Pape François, quand il parle, s’en tient à inviter à « travailler ensemble pour la justice et la Paix ». On ne peut effectivement que se limiter à cela, tant que les perspectives autres qui s’ouvrent à notre génération ne sont pas largement accessibles, de sorte qu’elles puissent nous faire sortir des impasses.

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One thought on “Une clef pour Evangelii Gaudium

  • 30 juillet 2014 at 20 h 37 min
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    Je laisse de coté l’argumentation du Théologien E.M. Gallez, que je partage, pour aborder un autre point de vue :
    Ces textes du Vatican reflètent la manie des chrétiens catho européens, de penser en termes d’équivalence des droits acquis. Pourquoi moi et pas l’autre et réciproquement?
    Derrière cette mentalité appliquée à la religion, se profile un corollaire : Si l’autre a la grâce indépendamment des enseignements du chemin religieux, alors moi aussi je peux recevoir la grâce en évitant tous ces enseignements, ce qui entraîne les questions suivantes :
    1. Géniale invention de la religion pour tous, comme le mariage et le reste ?
    2. Que faire alors du Christ de l’Évangile « Je suis le Chemin et la Vie » ?.

    Pour contourner cette difficulté, Mgr Tauran invente un Islam vertueux et non violent, élu par lui comme un chemin honorable et sauveur. Mais cela est contradictoire avec la réalité : La violence est inhérente à l’Islam, inscrite dans le Coran, prêchée dans les mosquées, mise en application en Orient et récemment dans sa pureté initiale à Mossoul.

    On voit bien que ces positions vaticanesques à la sauce Tauran méritent d’être fortement et fermement nuancées…

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