Exégèse: le sens de l’hébreu ‘almâh et Isaïe 7,14

Cet article de 2016 brossait la question de la prophétie d’Isaïe 7,14 dite « de l’Emmanuel», une question très controversée depuis que le rabbinisme post-chrétien nia le caractère messianique du passage, en argumentant que ha-almâh n’aurait pas la signification de « vierge».
Par conformisme idéologique, les traductions liturgiques francophones entre 1970 et 2005 avaient d’abord remplacé « vierge » par « jeune femme » puis, sans craindre le ridicule, par « une vierge, une jeune femme ». Enfin, la traduction liturgique est revenue au sens juste de « vierge » sans que soit donné aucun mot d’explication ou d’excuse pour avoir trompé les chrétiens francophones durant des dizaines d’années.

Une étude très pointue et complète de Christophe Ricco, parue en 2020 au Cerf (La mère de l’Enfant-Roi Isaïe 7,14) , permet de faire le tour de ce dossier qui est assez volumineux : ‘almâ et parthenos dans l’univers de la Bible : le point de vue d’un linguiste (85 pages) — téléchargeable ici ou sur https://www.academia.edu/44328616/_Alm%C3%A2_et_parthenos_dans_l_univers_de_la_Bible_Le_cas_dIsa%C3%AFe_7_14_Vierge_ou_jeune_femme_.
En voici la conclusion qui remet définitivement les choses à leur place :

« L’étude que nous venons de mener se fonde sur certains arguments rarement invoqués dans la recherche sur le mot ‘almâ, tels que la critique textuelle de Pr 30,19, l’évolution phonologique de l’hébreu justifiant l’étymologie populaire qui rattache notre mot à la racine ‘être caché’, l’étude de la réception juive médiévale, les emplois musicaux du terme ainsi qu’une analyse renouvelée de certains textes clés (Ct 6,8 ; Is 54,4 ; Is 7,14).

Ces différents éléments permettent de retracer les principales étapes de l’évolution sémantique et de la réception du mot ‘almâ. Désignant au départ l’adolescente vierge jusqu’au début de sa vie fertile, notre nom s’opposait au terme na‘ǎ, qui désignait au contraire toute jeune fille, mariée ou célibataire, depuis l’enfance jusqu’à la fin de sa jeunesse. ‘almâ se distinguait également du nom betûlâ, qui s’applique à toute femme vierge, abstraction faite de son âge. Voilà pourquoi le mot betûlâ, qui se prête à des emplois adjectivaux, est peu employé comme substantif, surtout au singulier, et figure rarement précédé de l’article : la virginité désignant avant tout un état, le mot ‘vierge’ constitue dans beaucoup de langues un terme assez générique, qui marque d’abord une qualité. Le nom ‘almâ, en revanche, qui réfère à une adolescente vierge, se prêtait beaucoup plus à des emplois au singulier ou précédés de l’article défini. De fait, sur six emplois non lexicalisés de ce mot dans la Bible, ‘almâ figure trois fois au singulier précédé de l’article. Notre mot semble relever du lexique le plus ancien de la Bible : il figure dans un psaume qui offre de nombreux traits archaïques (Ps 68), dans le livre de la Genèse, dans celui de l’Exode, dans le premier Isaïe ainsi que dans le Cantique, livre qui a pu être révisé à date récente mais dont le matériel reste en grande partie ancien.

Par la suite, le sens de ‘almâ se lexicalise. On voit alors apparaître ce mot dans son acception strictement musicale en hébreu biblique tardif : il figure dans le livre des Chroniques et dans certains titres de psaumes (9 ; 46 ; 49), difficiles à dater, mais pour lesquels on ne peut exclure une rédaction récente. A cet égard, il est significatif que le mot ‘almâ reste absent de textes tardifs où le sens général du passage semble le réclamer. Le livre d’Esther, par exemple, qui relève de l’hébreu biblique récent, offre à plusieurs reprises l’expression na‘ǎrâ betûlâ (Est 2,3 et cf. Est 2,2) dans un contexte où le Cantique emploie le terme ǎlāmôt (Ct 6,8). De même, le livre de l’Ecclésiaste, qui fait partie des plus tardifs de la Bible, décrit l’eunuque qui soupire en étreignant une na‘ǎrâ (Sir 30,20) plutôt qu’une ‘almâ. La traduction grecque fait ici preuve d’une profonde intelligence du texte en traduisant hôsper eunouchos perilambanôn parthenon.

Au deuxième siècle avant notre ère, les emplois lexicaux du mot ‘almâ, sans doute réservés à une guilde de musiciens, ne seront plus compris des traducteurs de la Septante, qui se contentent soit de translittérer le terme (1 Ch 15,20 : epi alaimôth, soit de l’interpréter en fonction de la racine ‘lm, ‘être caché’ (Ps 9,1 et 46,1 : kruphiôn). Dès cette époque, en effet, l’évolution phonologique avait fini par confondre le phonème originel initial du mot ‘almâ (sorte de g très dur) avec le phonème par lequel débutait la racine ‘lm, ‘être caché’ (sorte de g moins dur). Ce changement favorise l’évolution sémantique de notre mot, qui commence dès lors à connoter la réclusion, à la faveur de certaines pratiques de la société juive de la période hellénistique (expression katakleistoi parthenoi, III Ma 1,18 et cf. II Ma 3,19). Ce développement sémantique rend compte par exemple de la traduction de ‘almâ par apokruphos, en Gn 24,43, de la part d’Aquila, ainsi que de certains commentaires de Jérôme.

Au début de l’ère chrétienne, le passage d’Is 7,14, appliqué par Mt 1,23 à la naissance de Jésus, occupe vite une place centrale au cœur de la polémique judéo-chrétienne. Une partie de la réception juive va alors souligner le sème « jeunesse féminine » qu’a toujours comporté le mot ‘almâ, au détriment de celui de « virginité ».
Jusqu’au XIVe siècle toutefois, le sens originel du mot n’a pas pour autant été oublié dans le judaïsme, comme en témoignent Salomon ben Yeroham, parmi les karaïtes, ou Rachi et d’autres maîtres médiévaux à sa suite, parmi les rabbanites. Signalons enfin que les artisans du renouveau de la langue hébraïque ont attribué au mot ‘almâ le sens de « demoiselle » qu’il garde encore aujourd’hui en ‘ivrit. »

La «Prophétie de l’Emmanuel» concerne une vierge ?

            Si l’on en croit la plupart des traductions bibliques – y compris celle faite pour la liturgie francophone avant 2002 –, la prophétie d’Isaïe faite en hébreu concernerait non une jeune fille vierge mais une jeune femme probablement mariée (cf. les traductions de Is 7,14, non celles de Mt 1,23 bien sûr).

            Le problème porte sur la traduction de l’hébreu almâh (racine : garder) par jeune femme. Remarquons d’abord que c’est souvent naarâh (généralement rendu par kôrè en grec) qui correspond à jeune femme – en Jg 19,3, elle est récemment mariée, et en Rt 2,6, c’est une jeune veuve. La traduction grecque de Is 7,14 dans la Septante est sans ambiguïté : almâh est rendue par le terme parthénos, vierge, de même d’ailleurs qu’en Gn 24,43 (cf. 1. infra). En fait, l’adjectif grec invariable parthénos traduit habituellement l’hébreu betûlâh, vierge, une appellation qui désigne évidemment aussi une jeune fille non mariée ; il y a simplement une nuance entre betûlâh et almâh : le premier terme insiste sur l’aspect physique de la jeune fille, l’autre sur le fait qu’elle est « gardée » (pour une fille en Orient, être à la garde de son père, ce n’est pas rien).

            Que almâh signifie exclusivement jeune fille ressort des six autres et seules occurrences bibliques (trad. TOB) – la sixième devant être regardée plus attentivement car il s’agit d’une erreur de copiste (ou intentionnelle) :

1. “Me voici près de la source : Eh bien ! La jeune fille (almâh) qui sortira pour puiser et à qui je dirai : « Donne-moi à boire un peu d’eau de ta cruche », si elle me répond : « Bois toi-même, et je puiserai aussi pour tes chameaux », ce sera la femme (ishâh) que YHWH a destinée au fils de mon maître” (Gn 24,43-44 – ici, comme en Is 7,14, la LXX a rendu almâh par parthénos).

2. “« Va », lui dit la fille (bat) du Pharaon. Et la jeune fille (almâh) appela la mère de l’enfant” (Ex 2,8).

3. “En tête les chanteurs, les musiciens derrière, parmi des filles (almâh) jouant du tambourin” (Ps 68,26).

4. “Ta personne est un parfum raffiné. Aussi, les adolescentes (almâh) sont amoureuses de toi” (Ct 1,3b).

5. “60 sont les reines, et 80 les maîtresses, et les adolescentes (almâh) sans nombre. Elle est unique, ma colombe, ma parfaite” (Ct 6,8-9a).

6. “Le chemin de l’aigle dans le ciel, le chemin du serpent sur le rocher, le chemin du navire en haute mer, et le chemin de l’homme (gèvèr) vers la almâh” (Pr 30,19).  

            Dans cette dernière mention, le couple de mots gèvèr (homme masculin et non mari, ce qui serait îsh ou plus rarement baal) / almâh est un hapax, ce qui très suspect. Dans le Ps 12,4 on trouve plutôt “Une femme [îshâh] de valeur est une couronne pour son mari [baal]” – c’est pus normal. Cependant, le mot almâh en Pr 30,19 ne se trouve que dans la version massorétique de la Bible, c’est-à-dire bien après les autres versions ou citations connues du livre des proverbes qui disent toutes :
“La trace l’aigle dans les ceux, la trace du serpent sur le rocher, la trace du navire au sein des mers, la trace de l’homme dans son adolescence” – et non pas dans la almâh !
Voir https://youtu.be/6JHalFfuz_o?t=1109 (et commentaires de Ricco).
C’est pour se moquer des chrétiens et s’opposer au dogme de la Vierge Marie que les massorètes ont changé le mot.

            Donc, il n’existe que cinq occurrences de almâh et elles ont toutes le sens de jeune fille vierge car non encore mariée : en Is 7,14b (“Voici que la almâh est enceinte, etc.”), le sens a évidemment ce sens-là, conformément aux traducteurs juifs de la Septante, à de nombreuses autres versions juives anciennes et aux Pères de l’Eglise tant occidentaux que syro-araméens.

Le contexte : l’annonce de l’Emmanuel à Akhaz (Is 7,14), historique? 

            La seconde difficulté est tout aussi apparente que la première : si le prophète Isaïe a parlé d’une jeune fille non mariée, comment cela a-t-il été compris ? Comment peut-il donner pour signe au roi Akhaz (dont le sceau est présenté en image) quelque chose qu’il ne semble pas pouvoir constater, puisqu’il s’agit de quelque chose de contradictoire – ou alors à venir à condition que la jeune fille se marie ? Le Roi peut-il avoir accueilli un tel signe incroyable, supposé l’encourager ?

            Avant de s’interroger sur l’historicité d’un récit – ou de ce qui paraît tel –, il faut en définir soigneusement le contenu. Dans la scène de la rencontre entre Isaïe et Akhaz (Is 7,10-17), ce sont deux annonces qu’Isaïe donne au roi comme signes : celle d’une jeune fille ou plutôt de la jeune fille (haalmâh) qui va enfanter (Is 7,14-15), et celle de la défaite prochaine des royaumes ennemis (Damas et Samarie : Is 7,16-17). Ces deux signes sont articulés de manière surprenante, par la répétition de l’expression « rejeter le mal et choisir le bien » dans les versets 15 et 16.

            Nulle part le texte ne fait mention d’une réaction du roi, ce qu’on attendrait pourtant si l’on suppose qu’au moins l’un des deux signes se soit réalisé immédiatement. Du reste, c’est évidemment le second signe qui intéressait le Roi, probablement assiégé à ce moment-là dans Jérusalem ; on sait qu’il se réalisa bientôt (2R 16,9).

            Quant à nous, c’est le premier signe qui nous intéresse. Tel qu’il est transmis par le texte, il n’y a que deux manières possibles de le regarder.

On peut envisager que les versets 14-15 ne soient pas une relation historique : l’auteur sacré aurait inventé une partie de la scène. Ou alors si le premier des deux oracles a été prononcé tout de même, c’est le terme naarâh (jeune femme) qui a dû être employé : l’oracle portait sur le fait qu’une des femmes d’Akhaz était enceinte. Dans ce cas, il faudrait recomposer tout le passage en fonction de cette supposition, car l’annonce d’une grossesse n’est pas un signe convaincant : il manque au récit un développement concernant par exemple un problème de stérilité qui affecterait des femmes d’Akhaz et mettrait en péril la sécurité de la succession royale. Le sens serait alors que Dieu vient résoudre le problème. Dans tous les cas, on ne peut pas changer seulement le sens du terme almâh.

            Cette hypothèse pose une autre question : dans quel but « Isaïe » aurait-il inséré l’histoire d’une jeune fille non mariée et d’une naissance à venir, alors que la seule annonce intéressante en rapport avec le contexte est celle de la délivrance de Jérusalem ?

On peut aussi lire le passage comme une double vision du futur, à condition de surmonter la difficulté de l’articulation entre le premier et le second signe. Le texte suggère qu’un Emmanuel est pour bientôt – le bientôt d’une vision –, et que la défaite des ennemis suivra de peu : celle-ci est donc pour bientôt aussi.

            Que le second bientôt, c’est-à-dire le second signe, soit advenu bien avant le premier ne gêne pas. Il n’y a pas à prendre une vision prophétique pour une relation chronologique du futur. Si la double annonce à Akhaz fut réellement celle qu’Isaïe décrit dans ce passage, il n’y a pas lieu de penser que l’annonce d’une jeune fille non mariée devenant mère ait troublé le Roi, qui avait d’autres soucis. Tout au plus a-t-il pu penser que, le temps que la jeune fille se marie, puis enfante, et que l’enfant grandisse, la délivrance de Jérusalem n’était pas pour demain. C’est la réalisation rapide du second signe qui a fait comprendre à tous que le premier – celui de la jeune fille qui enfante – devait avoir un sens non conventionnel, et pour tout dire, à venir. 

Conclusion

            Il ne fait de doute pour aucun exégète que le terme hébreu almâh doive être rendu par jeune fille (nécessairement vierge). Et la prophétie d’Isaïe 7,14 a du sens en tant que telle dans le co-texte, comme dans le contexte historique tendu qui était celui du roi Akhaz. 

P.S.: Sur base de commentaires de la traduction rabbinique, l’ex-rabbin Drach qui vécu au milieu du 19e siècle a avancé d’autres précisions relatives à ce signe de la virginité de la mère de l’Emmanuel (voir De l’harmonie entre l’Eglise et la Synagogue, t.2, reproduction anastatique 1979, Gand, Desbonnet).

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