Chrétientés oubliées: l’Albanie du Caucase

Chrétientés disparues du Caucase.
L’Albanie du Caucase : un royaume oublié

Marion Duvauchel
historienne des religions, professeur de philosophie

Texte en PDF : Chrétienté disparue : L’Albanie du Caucase.

La chaîne du Grand Caucase a longtemps fait figure de barrière culturelle. Les crêtes montagneuses, renforcées de longs remparts d’époque sassanide évoquant la muraille de Chine, séparent les civilisations du Proche et du Moyen-Orient de la « barbarie » des steppes eurasiennes et en particulier de ce monde « scythe » tant redouté. C’est une région refuge, où, à l’aube des temps historiques, les populations les plus diverses sont venues rejoindre, par vagues successives, des groupes ethniques déjà présents dés le IIIème millénaire avant notre ère.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cet univers emmuré par le relief, impénétrable dès la première neige, n’a pas vécu replié sur lui-même : du premier millénaire avant notre ère jusqu’à l’aube des temps modernes, les vallées fluviales de l’Euphrate et de l’Araxe, traversant le massif arménien d’ouest en est, n’ont cessé de livrer passage aux grandes invasions. Dès l’essor de la civilisation mésopotamienne, les armées du sud ont gravi les pentes du de ce que la géopolitique actuelle définit comme « Kurdistan », attaqué les populations de la périphérie du lac de Van, gagné le littoral pontique et la Colchide, pour rapporter de ces campagnes les biens les plus précieux : métaux (or ou argent, bronze ou fer), chevaux et captifs. Bien que les annales royales décrivent ces incursions comme des razzias guerrières plutôt que comme des échanges culturels, il faut croire qu’elles ouvrirent la voie à d’autres types de relations.

Cette « koinè » caucasienne a donc reçu des influences multiples du nord et du sud, et elle a forgé certains de ses grands récits légendaires [1]. Les mythologues du Caucase défendent même l’idée de la précellence des mythes caucasiens sur certains mythes grecs, comme celui de Prométhée. Le monde « indo-européen », dont l’historien des religions Georges Dumézil a montré la structure tripartite est présent chez les « Ossètes », descendants des Nartes, dont la grande épopée est partagée par l’ensemble de ces peuples.

Un ensemble de traces témoignent de christianismes anciens, qui, contrairement aux vieux royaumes d’Arménie et de Géorgie, n’ont pas survécu [2].

Au cœur de cette histoire de l’évangélisation du Caucase qui reste à écrire, un royaume aujourd’hui disparu, l’Albanie du Caucase, ou « Albanétie »[3] a émergé des oubliettes de l’histoire.

« Les habitants de ce pays, les Albaniens, peuple de frontières avec lequel voisinaient les tribus nomades de la chaîne montagneuse du Nord Caucase, constituaient dès le IVème siècle avant notre ère un royaume qui vécut dans l’orbite de la Rome païenne, puis de la Perse zoroastrienne, avant qu’il ne se tourne définitivement vers le christianisme au cours du IVème siècle »[4].

C’est un territoire bien connu des historiens anciens grecs et latins : Hérodote, Strabon, Plutarque, Dion Cassius, Ptolémée, Pline l’Ancien. Situé autrefois entre la Géorgie et la mer Caspienne, au nord-est de la chaîne du Caucase il correspond aujourd’hui à l’actuel Azerbaïdjan et à une partie du Daghestan.

Jusqu’alors l’histoire chrétienne de ce territoire était immergée dans l’historiographie des deux grands royaumes d’Arménie et de Géorgie qui, par leur situation géographique et chronologique représentent une sorte de maillon intermédiaire entre le Moyen Âge et les plus anciennes civilisations connues dans la région, en Asie Mineure ou en Mésopotamie. L’histoire de l’Albanie serait restée étroitement dépendante de l’historiographie de ses deux grands voisins chrétiens sans une succession de découvertes majeures et le travail conjugué de linguistes russes, géorgiens, français, et allemands.

Les précurseurs : le manuscrit n° 7117 du Matenadaran

En 1937, le linguiste Ilia Abulaje, un savant géorgien, découvre un manuscrit arménien d’Ëjmiacin (folio 142 de l’actuel n° 7117 du Maténadaran, copié au XVème s.), une série d’alphabets étrangers qu’un moine arménien avait écrit au moment des invasions de Tamerlan (au début de ce XVème siècle) et, dans ce manuscrit, il lit : « Voici l’écriture de tous les peuples qui ont traduit la bible ». Or, à côté de l’écriture des Hébreux, des Grecs, des Latins, des Arméniens et de quelques autres était donnée l’écriture des Albaniens du Caucase, un alphabet qui, dans cette description, comptait 52 lettres. En dessous de chaque lettre albanienne se lit une transcription arménienne de son nom, séparée de la suivante par un double point. Tout en haut, le titre indique, en arménien, « c’est l’écriture des Albaniens (Ahianic’) ». L’Académie des sciences de Géorgie (république soviétique à l’époque) est aussitôt prévenue et l’un des savants qui se trouvait là, le linguiste Ak’ak’i Sanije, un ami de Georges Dumézil, observe la structure de cet alphabet et conclut qu’il s’agit d’une langue caucasique du nord-est, voisine de la langue des Oudis (ou Udis) actuels. Il ne reste plus alors que six mille Oudis, on se met à étudier leur langue, à écrire des dictionnaires et des grammaires en prévision de l’avenir.

L’albanien comprend environ vingt et un graphèmes assez proches du géorgien et treize assez proches de l’arménien. Certains signes albaniens ressemblent d’ailleurs à la fois à l’arménien et au géorgien, ce qui suggère [5] que l’albanien dépend bien des deux autres alphabets chrétiens du Caucase. Mais cela n’apprend rien de certain sur la valeur phonétique des signes. Comme le remarquait alors l’éminent caucasologue Ak’ak’i Sanije, la structure phonologique révélée par cette écriture suggérait que l’albanien devait être proche de l’udi, une langue caucasique du nord-est relevant du groupe lesghien, pratiquée encore à l’époque par quelques milliers de locuteurs. La proximité des Udis et des Albaniens avait d’ailleurs été relevée jadis dans une notice de Pline l’Ancien.

Dès le Vème siècle, les sources arméniennes créditent leurs débuts légendaires d’un alphabet et d’une littérature nationale fondée sur la traduction de la Bible. Les Albaniens apparaissent au douzième rang dans une liste de peuples ayant traduit l’Écriture sainte. S’il existait un alphabet [6], il devait exister une littérature. Mais elle était jusqu’alors réputée entièrement perdue.

C’est Georges Dumézil qui attache le grelot au chat avec un titre qui constitue déjà tout un programme : « La chrétienté disparue du Caucase »[7]. Commentant les travaux d’A. Sanije dans le Journal asiatique en 1940, il concluait en souhaitant, comme le savant géorgien, « la découverte d’un texte sur pierre ou sur palimpseste ».

Son vœu se trouva vérifié : des inscriptions furent d’abord découvertes en Azerbaïdjan. En 1947, lorsque les Azéris se mirent à construire un grand barrage à Minguétchaouri, ils découvrirent des stèles écrites dans l’écriture retrouvée dans le manuscrit arménien. Très peu de choses en vérité, une dizaine de lignes, mais qui confirmaient que le manuscrit arménien avait une valeur historique. Jusqu’en 1952, on retrouva un « corpus » mais l’ensemble se révéla décevant en raison de la brièveté des inscriptions et de leur mauvais état qui rendaient leur interprétation incertaine.

En 1970, Kh. Arslanbékov découvre un alphabet albanien sur une dalle de pierre. D’après S.N. Murav’ev (1986), il s’agirait d’un faux élaboré d’après le manuscrit arménien n° 7117.

Il fallut attendre encore cinq ans…

Les manuscrits géorgiens sur le mont Sinaï [8]

Le 26 mai 1975, un incendie survenu dans une chapelle du monastère du Mont Sinaï laisse apercevoir sous le plancher effondré, un local empli de terre et de nombreux manuscrits et fragments écrits en diverses langues (environ 1400).

Dont 140 manuscrits géorgiens emmurés depuis le XVIIIème siècle. Deux de ces manuscrits vont se révéler par la suite décisifs : le N Sinaï 13 et N Sin 55 du Xème siècle.

La première mission n’aura lieu que quinze ans après la découverte. Zaza Aleksidzé, directeur de l’Institut des Manuscrits géorgiens de Tbilissi la conduit : il inventorie, catalogue et décrit l’ensemble de ces documents et microfilme les plus importants d’entre eux.

Parmi ces manuscrits une écriture particulière avait été repérée dans le texte inférieur d’un palimpseste, N Sin 13, mais les lettres, très indistinctes, avaient alors été confondues avec de l’éthiopien. Au contraire, le chauffage et la pétrification accidentelle du parchemin avaient, pour ainsi dire, préservé N Sin 55 et, sur plusieurs feuillets, le texte en caractères inconnus apparaissait très nettement.

Une seconde mission a lieu, en 1994. Ce n’est que le dernier jour que les restaurateurs de manuscrits qui accompagnaient Zaza Alekzidé réussissent à ouvrir le codex en parchemin N Sin 55, que l’incendie de 1975 avait transformé en bloc monolithique. Dès qu’il peut examiner le contenu de ce livre, le chercheur s’aperçoit qu’il s’agit d’un palimpseste dont le texte supérieur, copié au Xème siècle en minuscules géorgiennes sacerdotales (nusxuri), offre une variante de la Vie des Pères, tandis que le texte inférieur est écrit en majuscules, dans une écriture inconnue, qui présente des ressemblances stylistiques évidentes avec l’arménien et le géorgien. Dès ce moment, Zaza Aleksidzé suppose qu’il peut s’agir de l’écriture albanienne du Caucase, dont la chronique de l’Arménien Koriwn attribue l’invention, vers 423, à Mesrop Mastoc’, l’auteur de l’alphabet arménien [9].

Le déchiffrement des manuscrits albaniens

En 1996, grâce à l’intervention de Jean-Pierre Mahé, l’École pratique des Hautes Études et l’ambassade de France en Géorgie subventionnent pour une part importante la mission qui ramena Zaza Aleksidzé pour la troisième fois au Sinaï.

Cette fois-ci, un travail plus précis autour des deux manuscrits albaniens est possible. On découvre alors que la couche supérieure, en minuscules géorgiennes sacerdotales de la même main, représente la collection alphabétique des Apophtegmata Patrum copiés au Xème siècle en pleine page, tandis que la couche inférieure est un texte albanien en onciales disposées sur deux colonnes sans espace entre les mots.

Les feuillets du manuscrit albanien avaient été réutilisés transversalement dans le palimpseste géorgien. Les colonnes, initialement verticales, sont devenues horizontales. On les lit de haut en bas depuis le bord extérieur de chaque double page jusqu’à la couture centrale du codex, où le texte s’interrompt brusquement.

Le problème était encore compliqué du fait qu’une vingtaine au moins de feuillets des deux manuscrits portent un texte inférieur arménien dans deux écritures erkat’agir différentes, datables des Vème et VIème siècles (Arm 1, seulement en N Sin 55) et VIème-VIIIème siècles (Arm 2). Les feuillets où se lit Arm 2 ne comportent apparemment aucune lettre albanienne ; ils proviendraient donc de la réutilisation d’un manuscrit différent. Quant à Arm 1, il semblerait qu’il figure sous l’albanien, au moins sur une des doubles pages de N Sin 55 examinées.

II restait cent quatre feuillets de N Sin 13 (23 x 15 cm) et cinquante-neuf feuillets de N Sin 55 (17 x 14 cm), ainsi que douze fragments. Et bien sûr les traces de l’incendie de 1975 rendaient parfois le texte inférieur illisible.

<Enfin, les matériaux recueillis sur place étaient encore trop restreints pour que le déchiffrement fût possible et le microfilm réalisé se révéla inutilisable pour la lecture du texte inférieur. En revanche, cinq diapositives en couleurs, réalisées sous l’éclairage ultra-violet, donnèrent de bons résultats.

Un extraordinaire travail de mise à jour du texte albanien palimpseste est alors entrepris grâce aux techniques informatiques, faisant disparaître l’écriture géorgienne supérieure. Il aboutit à la constatation que les deux manuscrits géorgiens, N Sinaï 13 et 55, avaient été confectionnés à partir d’un unique manuscrit en langue albanienne. Les folios de cet unique manuscrit en langue albanienne avaient malheureusement été disloqués, séparés de leur reliure et utilisés en désordre, par les rédacteurs du texte supérieur des deux manuscrits géorgiens.

Onze sections du palimpseste, indépendantes les unes des autres, furent ainsi remises en ordre par le travail des éditeurs, les savants allemands Wolfgang Schulze et Jost Gippert. Ils poussèrent ce remarquable travail jusqu’à rédiger une ébauche de la langue albanienne composée à l’aide de ce seul document palimpseste.

A partir de plusieurs tableaux comparatifs, on sait alors qu’il y a environ vingt et un graphèmes assez proches du géorgien et treize assez proches de l’arménien. Certains signes albaniens ressemblent d’ailleurs à la fois à l’arménien et au géorgien [10].

Le travail de déchiffrement devait par ailleurs se compliquer du fait suivant. Le scribe arménien du XVème siècle ne comprenait pas l’albanien mais n’était pas mieux informé des autres langues dont il avait copié les alphabets. Il appelle par exemple le delta grec elta ; si les chercheurs avaient ignoré la valeur de cette lettre, il leur aurait été difficile de la reconnaître sous ce nom déformé. Leur hypothèse est qu’il avait sans doute fait le même genre de fautes en albanien, aussi bien pour la signification phonétique des lettres que pour leur forme externe, qu’il a parfois contaminée avec les caractères arméniens. Son alphabet n’est donc qu’une clef de lecture très imparfaite, souvent trompeuse. Il n’y a que cinquante-deux signes dans le n° 7117 et cinquante-six dans les palimpsestes. Parmi ceux-ci, il faut naturellement mettre à part des signes de ponctuation ou d’autres signes techniques, et supposer que certaines lettres, qui n’apparaissent qu’une fois dans les dix colonnes copiées, ont été accidentellement déformées ou sont mal conservées sur le palimpseste. Une fois ces précautions prises, la divergence subsiste et la question demeure : l’alphabet du manuscrit n° 7117 est-il complet ?

L’analyse codicologique et philologique : Zaza Alekzidé

Quatre ans pleins devaient s’écouler avant qu’une quatrième mission géorgienne fût de nouveau autorisée à se rendre au Sinaï en novembre-décembre 2000.

Cette fois-ci Zaza Aleksidzé est accompagné du photographe Davit Cxadadzé, qui put photographier les deux palimpsestes sous éclairage ultra-violet, pendant que le chercheur effectuait une copie manuelle de la plupart des feuillets lisibles. Il put alors déchiffrer, d’une façon indiscutable, des séquences de plusieurs lignes en menant parallèlement un raisonnement codicologique.

D’après l’environnement général de la nouvelle collection sinaïtique géorgienne, dont le contenu est ecclésiastique et majoritairement liturgique, on pouvait légitimement se demander si le texte albanien, qui contient les abréviations-symboles de « Dieu » et du « Christ », ne serait pas une copie d’un ou de plusieurs livres du Nouveau Testament. L’hypothèse sembla vite improbable pour une raison matérielle extrêmement simple : nulle part, dans les deux palimpsestes, n’apparaît de page de titre ornée, ni même d’incipit monumental, par quoi commence d’habitude, avec toute la solennité requise pour un texte sacré, la copie d’un évangile ou d’une épître apostolique.

Le texte albanien figure sur des feuillets de parchemin de 22,4 x 29,5 cm, plus tard pliés en deux et recouverts d’une écriture géorgienne perpendiculaire. Chaque page comporte normalement deux colonnes d’écriture onciale comptant 22 ou parfois 24 lignes. La réglure du texte avait été tracée en creux sur le parchemin mouillé. Les paragraphes commencent par des lettrines. Les divisions plus courtes du texte sont signalées par des traits parallèles à peine plus gros qu’un point. Tout cela confirme un niveau codicologique assez élevé et des habitudes de copie déjà bien ancrées.

Loin de se situer en haut des pages et de présenter des lettres plus grandes et plus majestueuses, les seuls titres qui apparaissent sont en lettres plus petites et souvent au milieu des colonnes. Dans les marges gauches du texte qui suit immédiatement les titres, apparaissent des lettres encore plus petites, qui pourraient faire penser à des rubriques liturgiques.

Les travaux de Charles Renoux avaient établi que sur les lectionnaires arméniens, les titres des lectures sont généralement plus petits que le texte ; c’est également le cas dans le lectionnaire géorgien le plus ancien dont le texte est dit xanmet’i d’après la forme archaïque des affixes verbaux. Dans le contexte de la codicologie caucasienne, ce type de disposition évoque donc un lectionnaire, hypothèse que forma le linguiste géorgien qui se mit en devoir de relever tous les titres des lectures. Ils offraient, du point de vue du déchiffrement, deux avantages incontestables : au lieu d’être copiés en continu, comme dans le corps du texte, les mots étaient distingués entre eux en ce que l’initiale de chacun d’eux était un peu plus grande que les lettres suivantes ; on pouvait a priori être sûr que chacun de ces titres contiendrait des noms propres connus, ceux des différents livres et auteurs bibliques. Du même coup, on pourrait vérifier – ou éventuellement corriger et compléter – la forme et la valeur phonétique des graphèmes figurant dans l’alphabet albanien du manuscrit d’Erévan 7117 (fig. 2).
C’est-à-dire : « des Corinthiens, première lettre de l’apôtre Paul, dire alléluia. »

A cette époque le linguiste géorgien avait reconnu dans les palimpsestes albaniens quarante-deux des cinquante-deux signes de l’alphabet du manuscrit N° 7117, et il avait vérifié ou confirmé la valeur phonétique de trente-trois d’entre eux. Autrement dit, les deux tiers des signes existants, attestés, pour l’essentiel, dans les transcriptions albaniennes de noms propres ou de mots d’emprunt étrangers.

En comparant l’écriture des deux palimpsestes, N Sin 13 et N Sin 55, avec l’alphabet albanien conservé dans le manuscrit arménien d’Erevan N° 7117 du XVème siècle, et les inscriptions lapidaires retrouvées en Azerbaïdjan en 1947 et 1952, Zaza Aleksidzé put établir définitivement l’identité albanienne du texte.

La première étape était évidemment celle de la « publication d’un album paléographique des palimpsestes albaniens comprenant la photographie de deux cents pages, entièrement ou partiellement lisibles, l’édition imprimée du texte en écriture albanienne, une transcription phonétique, l’identification de toutes les références bibliques, de nombreuses traductions et annotations grammaticales ».

Pour ce travail philologique, les chercheurs se sont appuyés sur « l’udi », une langue encore parlée par quelques 8000 locuteurs, qui sont les descendants de ces anciens Albaniens.

Le 1er août 2001, le professeur Wolfgang Schulze de Munich publiait sur internet d’après les photographies et les transcriptions de Zaza Aleksidzé, diffusées sur le site armazi, une note de six pages intitulée « The Language of the “Albanian” palimpsest from Mt. Sinai », qui proposait une interprétation phonétique et morphologique du titre et de l’extrait de 2 Co 11,26-27 [11].

Malgré quelques divergences, les vues concordaient pour l’essentiel. Mais les analyses restaient encore purement linguistiques.

Les éditions Brepols faisaient ensuite paraître la traduction des manuscrits, dans les Monumenta Palaeographica Medii Aevi, par Z. Aleksidzé, avec la collaboration de J. Gippert, J.-P. Mahé et W. Schulze.

Les philologues soulignent évidemment d’abord l’étape nouvelle ouverte par la découverte de ces deux palimpsestes dans la caucasologie.

« Pour la première fois nous pouvons observer une langue caucasique du nord-est, non plus d’après des relevés ethnographiques récents, mais d’après des documents transcrits dans un alphabet du Ve siècle ».

C’est alors qu’entre en jeu le Père Renoux…

Le lectionnaire de saint Jean

Avec une précision de bénédictin [12] il va détailler les onze fragments palimpsestes et les textes bibliques qui les constituent. Pour la première section les péricopes sont tirées de l’Evangile de Jean ; de la deuxième à la septième sections, les péricopes sont tirées des Evangiles de Matthieu et Luc ; de la huitième à la onzième sections, les péricopes sont tirées des Actes des Apôtres et des Epitres Catholiques et de Paul.

Ils sont accompagnés parfois de rares notations rubricales liturgiques, et mettent au jour psaumes et péricopes d’un authentique lectionnaire de l’année liturgique, telle que celle-ci était célébrée dans la Ville sainte, postérieurement à 439 et antérieurement à 614.  La richesse de ce document ne concerne pas seulement l’histoire liturgique. Ils posent une autre question ? « A quelle version biblique se rattachent en effet les psaumes et péricopes de ce document : syriaque, grecque, arménienne, géorgienne ? [13

Document unique, largement de fonds textuel jérusalémite par ses psaumes et péricopes liturgiques, le Lectionnaire albanien se démarque cependant de celui des Eglises hiérosolomytaine, arménienne et géorgienne : d’une part en faisant appel à des textes bibliques, psaumes et péricopes, absentes de ces derniers ; en faisant silence sur les dates et célébrations liturgiques auxquelles tous ces textes sont destinés ; enfin en regroupant les péricopes bibliques par catégories de textes (dans l’ordre : Evangiles, Actes des Apôtres et Epîtres).

Or cet ordrage ne correspond à la structure d’aucun lectionnaire connu des célébrations de l’année liturgique.

Ce qui semble certain, c’est qu’un lectionnaire albanien primitif ressemblant au Lectionnaire de Jérusalem des V-VIIIème siècle a été démantelé en sections pour un dessein qui nous échappe. L’église albanienne ou le rédacteur du palimpseste, incomplet et présenté tel que nous le connaissons à l’heure actuelle, se proposaient-ils de composer un lectionnaire liturgique propre à l’église albanienne ?

En insérant dans son lectionnaire des textes bibliques qui lui étaient propres, l’Eglise albanienne aurait-elle voulue affirmer son autonomie, ecclésiale ou liturgique par rapport aux deux Eglises voisines, arménienne et géorgienne, héritières elles aussi du Lectionnaire jérusalémite . Ou encore aurait elle tenu en affirmant la spécificité de sa prière, à se désolidariser de l’Eglise arménienne qui rejetait le symbole de Chalcédoine comme entaché de nestorianisme et qui était aussi préoccupée d’affirmer sa préséance sur les deux autres Eglises du Caucase, géorgienne et albanienne ? Les relations historiques de ces trois églises, difficiles dés leur origine, semblent tendre vers cette hypothèse [14]. Seul ouvrage connu à l’heure actuelle de toute la littérature albanienne, ce document manifeste clairement que l’Eglise albanienne à ses origines était en lien, comme ses voisines, les Eglises arméniennes et géorgienne, avec celle de Jérusalem, ou tout au moins en connaissait la liturgie.

Autrement dit, elle avait déjà une histoire et cette histoire n’est peut-être pas exactement celle que les historiographies arménienne ou géorgienne restituent peu ou prou.

L’Eglise d’Albanie surgit ainsi des limbes où les siècles et la domination musulmane l’ont enfouie, non seulement par l’édition de son Lectionnaire liturgique mais par l’ensemble des questions qui surgissent autour.

Des perspectives nouvelles

Dès 1990, les philologues et spécialistes tiraient « quelques conclusions historiques ».

Le fait même de la découverte d’un écrit albanien en dessous d’un texte géorgien du Xe siècle nous éclaire sur les relations de ces deux peuples chrétiens entre eux et face à leurs puissants coreligionnaires arméniens. En pratique c’est seulement entre le Ve et le VIIIe siècle que la littérature albanienne a eu l’occasion de se développer librement et elle n’a pu le faire que dans la mesure où l’église locale n’affrontait pas seule les pressions hégémoniques de l’église arménienne. Elle ne pouvait éviter l’asphyxie qu’en s’appuyant sur les Géorgiens, qui, en raison d’une position géographique moins favorable, n’étaient pas en mesure d’exercer des pressions aussi fortes. Après la période initiale de formation, à partir de 422-37, son épanouissement se situe sans doute aux VI- VII siècles.

Ils pensent évidemment que l’analyse précise de la langue et du vocabulaire apportera nécessairement des données nouvelles sur l’histoire religieuse, la traduction de la Bible, le développement de la liturgie et divers aspects de civilisation et de mentalité profanes. Mais ce ne sont pas les seules perspectives philologiques qui enthousiasment les chercheurs. C’est l’existence désormais attestée d’une

« ancienne civilisation chrétienne du Caucase, que nous ne connaissions jusqu’alors que par des témoignages étrangers. (…) De vastes perspectives s’offrent aux études linguistiques et historiques. On peut déjà dire que la découverte même de ces textes albaniens sur un palimpseste géorgien du Sinaï oblige à repenser l’évolution religieuse du Caucase entre le Ve et le VIIIe siècle » [15].

Et peut-être même avant…

Car si des monastères ont été construits, comme l’atteste l’historiographie arménienne, si un lectionnaire a été rédigé sur la base d’un modèle jérusalémite dont on aspirait à se libérer, cela signifiait sans doute aucun une église constituée, solide, développée, avec une élite religieuse, des « scribes »[16], et une communauté suffisamment croyante pour donner de quoi construire des églises en terre sainte.

En 2000, La conclusion des philologues et mythologues du Caucase est sans ambiguïté.

« En nous livrant le vocabulaire religieux du troisième état chrétien de Transcaucasie, le lectionnaire albanien du Sinaï nous transmet des informations de première importance sur les conditions de sa christianisation, qui sont loin d’être aussi transparentes que l’historiographie arménienne médiévale souhaiterait nous le faire croire ».

Peut-on formuler l’hypothèse d’une évangélisation apostolique ?

Alors que l’Histoire des Albaniens, une compilation arménienne anonyme des Vle-Xe siècles, remaniée au XIIe siècle, tente de présenter le prédicateur Elisay, qui évangélise l’Albanie caucasienne, comme un disciple de saint Thaddée, premier apôtre de l’Arménie, une tradition historique plus ancienne atteste qu’Elisay vint directement de Jérusalem, envoyé par Jacques, le frère du Seigneur.

Les manuscrits albaniens permettent-ils de s’avancer davantage, de confirmer les données du « fond légendaire?

Le texte transmet deux données bibliques intéressantes [17]. L’ordre des noms « Pierre, Jacques et Jean » est rare dans les manuscrits grecs, qui préfèrent, dans ce verset, « Pierre, Jean et Jacques ». E. Nestlé et K. Aland [18], notent, comme témoins de l’ordre des manuscrits albaniens les manuscrits grecs du groupe dit égyptien ou hésychien, la Vulgate clémentine et le syriaque. Dans le cas des manuscrits albaniens, c’est le manuscrit syriaque qui est probablement à l’origine des trois versions caucasiennes. En revanche, les versions arménienne et géorgienne ont le même ordre que l’albanien.

La forme albanienne du nom de l’apôtre Jean, Yohanan, plaide pour une prédication de l’évangile indépendante de l’Arménie et de la Géorgie. La forme Yakob est commune aux trois langues. Mais, alors que le géorgien dit P’et’re, l’arménien – avec l’albanien – dit Petros. Pour Jean, l’albanien Yohanan est tout à fait différent du géorgien Iovane et de l’arménien Yovhannës. Toutefois, la forme Yohanan est attestée dans la traduction arménienne de l’Ancien Testament. De plus, il existe un nom Yuxnan, porté notamment par un prince arménien de la famille des Rop’sean, dans la région d’Éphèse. Précieuse indication géographique, qui nous renvoie aux chrétientés syriaques de Mésopotamie.

Ce pourrait être l’indice que le nom de l’apôtre était connu en Albanétie avant la traduction écrite de l’évangile, sous une forme orale, attestant une prédication indépendante de l’Arménie, comme de la Géorgie. Et peut-être aussi des modalités liturgiques indépendantes ou traduisant un souci d’indépendance…

Vers un nouveau paradigme géopolitique de la première évangélisation

L’histoire du christianisme a longtemps été pensée à partir du concept d’« inculturation », inculturation qui s’est faite, de l’aveu du pape Benoit XVI, à partir du monde hellénisé [19]. C’est précisément ce paradigme historique et géopolitique qu’il convient de réajuster.

Né en Palestine sous domination romaine, le christianisme est né dans un monde polyglotte où trois langues coexistaient : le grec, le latin et l’araméen. De l’autre côté de la frontière romaine– stabilisée autour de la rive orientale de l’Euphrate –, il y avait alors le monde parthe, ces Parthes hellénisés – qui se veulent héritiers des Achéménides – et qui vont mettre en relation la Chine et la Méditerranée lorsque s’ouvriront les routes commerciales de la soie, un siècle avant notre ère. Ces routes que dix apôtres et leurs disciples vont sillonner pour évangéliser, en suivant le collier de villes, qui, selon Saint Jérôme, va de Cyrène jusqu’en Inde.

Ces Parthes qui avaient reconquis toute cette partie de l’Orient ont choisi comme langue de chancellerie l’araméen. L’Evangile, la Parole propre du Fils [20], n’a pu être écrit qu’en araméen, puis – très vite – « traduit » en grec, par des locuteurs bilingues, et il s’est alors propagé dans le monde hellénistique dont la langue vernaculaire est devenu le latin. Le latin a pris très vite le statut de langue liturgique et a contribué à l’unification de l’Eglise romaine, avant que l’Eglise ne fasse le choix de l’abandonner au profit des langues vernaculaires.

De l’autre côté de la frontière romaine, l’immense Eurasie est peuplée de communautés juives issues de la déportation de Babylone, qui vont représenter le meilleur point d’appui des Apôtres et de leurs disciples lorsqu’ils se mettront en route pour annoncer aux leurs d’abord que la longue attente d’Israël était accomplie. Puis aux Nations…

Le processus d’inculturation du christianisme ne s’est donc sans doute pas développé selon la grande opposition Juifs/Gentils. Il ne s’est pas fait non plus dans une seule des directions du monde ancien, sur le bord oriental de la Méditerranée, avec pour artisan principal de cette « expansion du christianisme », comme disent les manuels d’histoire, l’apôtre Paul. L’expansion du christianisme s’est faite aussi de l’autre côté de la frontière romaine, dans toute l’Eurasie, jusqu’en Chine, selon des modalités différentes, à cause d’une histoire différente, d’un univers culturel différent et de l’ampleur géographique de cette « oecuméné » de l’autre côté de la frontière romaine.

Le processus d’inculturation a suivi un axe est/ouest, (que l’on a converti en « Orient/Occident »), selon trois grandes langues : le grec/latin, l’araméen (syriaque, puis chaldéen, mais aussi l’hébreu, langue liturgique), qui sont les grandes langues de culture. Et les routes commerciales ont assuré le déploiement de ce processus d’ inculturation : la route terrestre par la Bactriane, (et son cœur, le Gandhara), ouvrant vers l’Inde ; la route des steppes dont le Caucase est le lien entre la Méditerranée et l’immense zone sibérienne et russe ; la route maritime enfin. Toutes trois ont un terminus : la Chine.

Certes la première synthèse de la sagesse païenne et de la sagesse chrétienne a été réalisée en langue latine et grecque mais elle n’est qu’une première synthèse. Mais les « décisions fondamentales concernant le lien de la foi avec la recherche de la raison humaine »[21] n’ont pas été prises uniquement dans la culture hellénistique et grâce à cette culture. De l’autre côté du monde, cette autre « inculturation » araméenne a affronté les sagesses païennes rencontrées sur sa route : la sagesse indienne, iranienne (perse), les sagesses bouddhistes, et enfin la sagesse chinoise.

Elle a aussi rencontré la sagesse de société restée en dehors de l’écriture, rivées à l’oralité comme l’Inde est restée rivée sur le bord de l’histoire, sans chronologie. Comme si pour certaines sociétés, le désir de durer sans changement avait entraîné une sorte de rejet, ici de l’histoire, là de l’écriture.

Le Caucase : une culture sans écriture ?

Toute l’Asie, y compris le Caucase a fait l’objet d’une première évangélisation. Sans ce préalable comment rendre compte d’une conversion « officielle » – comme pour l’Arménie ou l’Ethiopie ? S’il n’y a pas eu des préparations, des communautés existantes, une élite qui puisse peser sur les décisions politiques, comment expliquer qu’un roi décide de la conversion officielle de tout un pays ?

A partir de l’époque d’Homère, les auteurs grecs nommaient Colchide le territoire du littoral oriental du Pont-Euxin, situé aux confins du monde gréco-romain. L’Abkhazie (Abasgia) occupe la partie nord de cette région, qui appartient à la fois au monde caucasien et aux mondes méditerranéen et byzantin. Les témoignages légendaires de la propagation du christianisme dans cette région remontent aux temps apostoliques; les exilés chrétiens sont apparus à l’époque dioclétienne. Dans les anciennes villes et forteresses côtières romano-byzantines, on trouve les édifices chrétiens les plus anciens. En 325, l’évêque Stratophilus de Pityous était l’unique représentant du Caucase au premier Concile de Nicée. La conversion de la population indigène fut liée à la politique de Byzance. Une organisation ecclésiastique dépendant du patriarcat constantinopolitain, fut établie après les guerres persano-byzantines, lorsque la Lazique et l’Abasgie font partie de l’Empire Byzantin.

Les rois abkhazes cherchent à se rendre indépendants de Constantinople et les évêchés abkhazes se sont organisés au Xème s. A l’époque de l’essor du Royaume Abkhaze, son activité se manifeste par la construction d’une série d’églises d’un type en « croix inscrite », qui est devenu prépondérant dans le monde byzantin au Xème siècle. Après la chute de Byzance, on trouve encore sur ce littoral d’anciens sièges épiscopaux. Au XIXème siècle, le christianisme se rétablit en Abkhazie [22].

Dans les premiers siècles, les grands royaumes du Caucase que sont l’Arménie, la Géorgie et l’Albanie sont tributaires du grec et du syriaque [23]. Beaucoup plus du grec que du syriaque pour l’Arménie. Pour l’Albanie, liturgiquement, elle est tributaire du grec semble t-il.

Mais qu’en est-il pour le reste du Caucase, caractérisé par ces villages isolés, ces « aoul », où vivent des sociétés selon des lois implacables qui subsistent encore (le droit du sang en particulier). Qu’en est-il de toutes ces régions où l’on trouve encore des vestiges d’un christianisme ancien (l’Ingouchie en particulier mais aussi l’Ossétie) : ces communautés qui ont résisté à l’écrit et qui sont restées des sociétés de l’oralité ? Comment ont-elles été christianisées, si ce n’est dans leur propre langue ?[24]

L’Albanie peut nous enseigner. Elle semble une terre médiatrice entre la Géorgie et l’Arménie, toutes deux profondément hellénisées, et ces territoires du Caucase où vivent ces sociétés dures et violentes.
Si un lectionnaire albanien comprend des péricopes qui ne sont ni arméniennes, ni syriaques, ni grecques, elles ne peuvent être qu’albaniennes. Autrement dit, ce lectionnaire participe d’une liturgie qui aurait pu se constituer dans sa propre langue, selon des lois de mémorisation orale. Au IVème siècle lorsque l’alphabet a permis l’écriture d’un lectionnaire, il a pu alors être constitué en suivant une liturgie préexistante, « indigène ». Certes sur le modèle du lectionnaire de Jérusalem, mais avec des amendements liés aux relations difficiles avec l’Arménie comme le père Renoux en a fait l’hypothèse.

A la fin du IVème siècle, l’Empire romain, qui s’étend de l’Atlantique au Caucase, se divise : la partie occidentale, plus ou moins profondément romanisée, se sépare de la partie orientale, qui englobe alors les Balkans, l’Asie mineure, la Syrie et l‘Egypte. On a coutume de considérer cette partie orientale comme la composante restée hellénique, faisant ainsi de la division de l’empire un partage latin-grec. En réalité, cet empire d’Orient, quoique profondément hellénisé, comporte lui aussi deux parties bien distinctes, tant au point de vue ethnique que linguistique et religieux. Les Balkans et l’Asie mineure jusqu’à la ligne Cilicie-Sinope – ou même jusqu’à l’Euphrate –, forment une zone hellénisée en profondeur, mais il n’en est pas de même du reste. Les populations de l’Egypte, de la Syrie et aussi de l’Arménie (parfois annexée à l’empire romain ou byzantin) ont gardé leurs langues et leurs cultures antérieures à la conquête romaine (avec une grande zone de langue araméenne).

Quant au Caucase, hormis le cas de l’Arménie, au confluent des mondes romains, grecs, parthes puis sassanides (donc perses) et qui a été profondément hellénisée (elle suit très vite les Tables d’Eusèbe), les autres royaumes connaissent davantage l’empreinte perse, en particulier sassanide. L’Albanie connaîtra elle aussi, comme l’Eglise de Perse, (aujourd’hui assyro-chaldéenne), des persécutions qui vont commencer le lent travail de destruction de cette chrétienté effacée.

Le poids des questions théologiques

Aux Parthes Arsacides succèdent en 226 les Perses Sassanides. Rome sort affaiblie. Depuis la conversion de Constantin, vers 312-313, et sa victoire en Orient en 325, le christianisme est devenu comme le symbole de l’Empire Romain. Le zoroastrisme des Sassanides devient militant : il veut purifier la religion perse de tous les syncrétismes grecs et orientaux de la période parthe. A compter de 387 les pays caucasiens sont partagés entre la domination des Perses à l’est et celle des Byzantins à l’ouest. En 448, les mages persuadent le roi de Perse Yazdgird II (Yazdgard II) qu’il faut convertir de force tous les chrétiens de l’empire perse. Les chrétientés de Mésopotamie et de Perse subissent de dures et terribles persécutions. Les armées des trois chrétientés du Caucase, en 451, quoiqu’unies sont toutes massacrés. Mais les Perses comprirent toutefois que, s’ils voulaient vraiment l’emporter, il leur faudrait « mettre un soldat derrière chaque arbre ». En 482, les Caucasiens alliés aux Huns ont obligé les Perses à reconnaître leur indépendance religieuse. En 572 ils ont encore gagné contre les Perses. Ceux-ci adoptent alors une autre méthode.

Depuis le concile d’Ephèse de 431, qui a conduit au schisme nestorien, les chrétiens sont divisés. Le concile de Chalcédoine va amener dans son sillage les schismes « monophysites ». Les Perses, avec une grande habileté, pour ne pas dire une grande perfidie, vont alors imaginer de diviser les Grecs et les Caucasiens, en poussant ces derniers à adopter un christianisme différent. Pour les Arméniens, la rupture avec les Grecs était chose faite. Mais les Caucasiens ? Comment se sont-ils déterminés face au concile de Chalcédoine ?

Les chrétiens d’Orient vont connaître aussi ces débats. En 451, à Alexandrie, les Coptes proclament déjà que l’on est revenu à l’erreur de Nestorius qui vingt ans plus tôt avait été accusé dans les circonstances que l’on connaît. En Grèce les discussions continuent. L’empereur Zénon, en 483, par son décret d’union, l’Henoticon, crut même devoir interdire toute espèce de discussion sur le concile de Chalcédoine.

Pendant que l’on débattait sur la question de la double nature, les Caucasiens défendaient le christianisme au prix de leur sang. Au moment même où se tenait le concile de Chalcédoine, ils subissaient l’héroïque défaite devant les Perses et le massacre de 451. Ce massacre ne concernait que les Caucasiens vivant du côté perse de la frontière. Les Arméniens et des Géorgiens du côté byzantin ont sans doute informé leurs compatriotes vivant sous la domination perse.

Mais ceux-ci n’avaient aucune raison d’accepter le concile de Chalcédoine puisque les Grecs eux mêmes ne l’avaient pas adopté à cette époque, ou du moins en discutaient encore. En 506, les Caucasiens se réunissent une première fois, prennent connaissance du décret Henoticon de Zénon et, dans le souci de maintenir l’unité des chrétiens, déclarent que ceux qui renouvelleraient les erreurs de Nestorius, que ce soit à Chalcédoine ou ailleurs, seront condamnés. C’est donc l’unité, mais dans le refus de Chalcédoine. A partir de Justinien, avec le deuxième concile de Constantinople (553), les choses changent : les Grecs reviennent sur les décrets du premier concile de Chalcédoine et il faut alors se prononcer pour ou contre. L’attitude des Caucasiens est alors partagée. Les Géorgiens et les Albaniens prennent conseil de l’Eglise de Jérusalem : elle approuve les articles du concile de Chalcédoine, ils s’alignent sur ce choix.

Les Arméniens restent sur leurs positions de 506, les renforcent en 553-555, et vont même jusqu’à rejeter le concile de Chalcédoine. Ils avaient l’habitude de dominer les trois chrétientés du Caucase. Ils ont alors recourt à des procédés condamnables au regard de l’histoire immédiate, criminels au regard de la longue durée : ils allèrent chercher les armées perses pour obliger les autre chrétiens à se soumettre à leur position.

Pendant tout le VIIème siècle les débats continuèrent.

Au VIIIème siècle, les Arabes arrivent…

Vers 710, Elia, Catholicos d’Arménie profite d’un concordat avec eux pour mener une expédition contre les Albaniens, afin d’imposer à tout le pays le monophysisme des habitants arménophones des provinces méridionales. Moyennant une protection militaire et la liberté de culte, les Arméniens s’engagent auprès du calife à rester sur la même confession religieuse et fixent définitivement leur position christologique : pas exactement monophysite, parce qu’ils ne nient pas l’humanité du Christ mais ils professent que le Sauveur, à la fois Dieu et homme, n’a qu’une unique nature à proprement parler. Le successeur d’Elia, Yovhannès III, accentue encore la pression.

Désormais c’en est fini de l’Église nationale albanienne : les écrits en langue locale disparaissent comme hérétiques. Ceux qui entendaient résister à cette assimilation n’eurent probablement pas d’autres ressources que de s’appuyer sur leurs voisins de l’ouest, les Géorgiens, également chalcédoniens.

Une faute historique que les descendants vont payer du prix du sang.

On ne sait pas exactement ce qu’il advint-il des nombreuses églises albaniennes en Terre Sainte et attestées par l’historiographie arménienne. Mais comme le souligne Zaza Alekzidé : « nous devinons pourquoi Géorgiens et Albaniens pouvaient encore fraterniser au Xe siècle en Palestine ou sur le Sinaï ».

Et pourquoi leurs écrits ont pu trouver refuge sur le Mont Sinaï, ultimes restes d’une littérature anéantie et d’une chrétienté qui pourrait bien ressusciter, comme en témoigne la résurrection d’une Abkhazie chrétienne et qui en avait encore gardé quelques souvenirs.

____BIBLIOGRAPHIE____

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L’étude de C. Muradjian sur les inscriptions géorgiennes d’Arménie, 1989

Le nouveau manuscrit géorgien sinaïtique N Sin50, édition en fac- similé (introduction par Z. Aleksidzé, traduite par J.-P. Mahé), CSCO 586, Louvain.

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Delpech (F.) et Garcia Quintela (M.V.), « Une chrétienté retrouvée : les Albaniens du Caucase », in Après Dumézil, Archéologie 22, Budapest, p. 329-338.

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Mamedova Farida, Le problème de l’ethnos albano-caucasien, Cahiers du monde russe et soviétique, Année 1990, Volume 31, Numéro 31-2-3, pp. 385-395 : http://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1990_num_31_2_2238

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Renoux (C.), « Le lectionnaire albanien des manuscrits géorgiens palimpsestes N Sin 13 et N Sin 15 (Xe-XIe siècle). Essai d’interprétation liturgique», PO, tome 52, fascicule 4, n° 234, Turnhout, 2012.

Une présentation de Bernard Outtier à la Maison des sciences de l’homme (vidéothèque AAR) : https://www.canal-u.tv/video/fmsh/au_pied_de_la_montagne_des_langues.30853

Gogroupmedia (Udis) : https://www.youtube.com/watch?v=MNl0mUU90U0

Wikipedia (en) 1 : https://en.wikipedia.org/wiki/The_History_of_the_Country_of_Albania

Wikipedia (en) 2 : https://en.wikipedia.org/wiki/Caucasian_Albanian_alphabet

Projet ARMAZI : http://titus.fkidg1.uni-frankfurt.de/armazi/sinai/albbibl.htm

https://youtu.be/uWbRZj_0XBM

The History of the Caucasian Albanians by Movses Dasxuranci (a.k.a. Moses Kałankatuaçi ; tr. C.J.F. Dowsett,Oxford, 1961)

______________________NOTES :

1 Georges Charasidzé, Prométhée dans le Caucase

2 Cette vidéo présente le dossier albanien en 1990 et la découverte d’une église lors de la construction d’un grand barrage en Azerbaïdjan.

3 Le terme a été proposé par J.P. Mahé et Zaza Alekzidé.

4 Charles Renoux, avril-juin 2017.

5 Rien ne permet de l’attester.

6 L’existence de cet alphabet est attestée vers 1442. On se base sur le modèle rapporté de Crimée par le catholicos Kirakos Virapec’i pour un destinataire nommé T’ovma, devenu vers 1441 rabunapet de Mecop’ay vank’, mort en 1446. Une copie de cet alphabet, réalisée en 1580, fut retrouvée en 1956 aux États-Unis par H. Kurdian mais elle n’apporte rien de nouveau.

7 Georges Dumézil, « La chrétienté disparue du Caucase », Journal asiatique, 1940.

8 Betty Blair et Zaza Aleksidé racontent les détails et les difficultés de la découverte : 11.3 Caucasian Albanian Alphabet – Ancient Script Discovered in the… , Azerbaïdjan international, 2003.

9 L’historique de cette découverte a fait l’objet de quatre communications successives de Jean- Pierre Mahé et Zaza Alekzidé. « Manuscrits géorgiens découverts à Sainte- Catherine du Sinaï », CRAI, p. 487-494, 1995 ; Note d’information : découverte d’un texte albanien, une langue ancienne du Caucase retrouvée, Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 141ᵉ année, N. 2, 1997. pp. 517-532; doi : 10.3406/1997 http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1997_num_141_2_15756 ; « Le déchiffrement de l’écriture des Albaniens du Caucase », Comptes rendus des séances de l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres (CRAI), p. 1239-1257. 2001 ; « Découverte d’un texte albanien : une langue ancienne du Caucase retrouvée », p. 517-532.

10 Depuis, la recherche a tendance à parler des « trois alphabets » et à admettre que les trois alphabets ont été créés par Mashtots. Les Géorgiens revendiquent l’indépendance du leur, et les Albaniens disent avec humour que trois alphabets, même avec un immense génie linguistique, c’est tout de même beaucoup pour un seul homme.

12 Voir le volume 52, Patrologie orientale et le tome 42, fascicule 43, n° 234, de la patrologia orientalis (Brepols, Turhhout).

13 Le père Renoux va établir que les péricopes de ce document ne correspondent à aucune des versions dans les langues liturgiques traditionnelles : grec, syriaque ou arménien.

14 N. Garsoïan, L’église arménienne et le grand schisme d’Orient, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, vol. 574, Louvain, Peeters, 1999.

15 Zaza Aleksidé, J.P. Mahé, « Le déchiffrement de l’écriture des Albaniens du Caucase », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (CRAI), p. 1239-1257. 2001

16 Le « scribe » est un traducteur qui domine les deux langues et la culture liturgique et religieuse de chacune de ces langues.

17 Ce détail a frappé Jean-Pierre Mahé. Avec raison me semble t-il.

18 1963, p. 171. Cité par Mahé et Aleksidé.

19 « Le Discours de Ratisbonne », 2006. Discours prononcé par le pape Benoît XVI, au cours de son voyage apostolique à Munich, Altötting et Ratisbonne

20 L’Ancien Testament est la Parole propre du Saint Esprit (Il a parlé par les Prophètes) et la Création la Parole propre du Père (les objets sensibles du monde ont une signification intelligible, et les Idées divines sont en Dieu, dans le Père en tant que Créateur).

21 Discours de Ratisbonne : Benoit XVI. 2006.

22 L. Khroushkova, Les monuments chrétiens de la côte orientale de la Mer Noire. Abkhazie (IVe-XIVe siècles), Bibliothèque de l’Antiquité Tardive, 2006

23 Voir les deux ouvrages de Maxime Yevadian sur l’évangélisation de l’Arménie, édition Sources d’Arménie, en particulier le volume Grégoire l’illuminateur. Des Eglises apostoliques ont été fondées. Nous en connaissons au moins trois : l’Eglise d’Arménie, issue de la prédication apostolique de Barthélemy, l’Eglise de Perse, fondée par saint Thomas, devenue syro-chaldéenne au fur et à mesure d’une histoire dramatique qui se déroule encore sous nos yeux, et l’Eglise de ceux qui s’appellent les chrétiens de saint Thomas, en Inde, communauté dont tous les récits de voyage attestent l’existence

24 On a fait l’hypothèse d’une conversion au IIIème siècle par le grand voisin, la Crimée, et donc par Byzance.

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3 thoughts on “Chrétientés oubliées: l’Albanie du Caucase

  • 12 novembre 2020 at 11 h 03 min
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    Bonjour,

    Les Udis ont toujours leur église à part en Azerbaidjan et ne s’entendent pas avec les Arméniens. Les Udis sont d’ailleurs la seule communauté chrétienne qui subsite en Azerbaidjan et ils s’identifient pleinement comme chrétiens d’Azerbaidjan , héritiés de l’Eglise Albanienne caucasienne.

    Reply
    • 12 novembre 2020 at 13 h 57 min
      Permalink

      Intéressant !
      On espère en apprendre davantage !

      Reply

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