Parution : Thomas en Inde, hindouisme et bouddhisme

ramelli-dognini-les-apotres-en-indeEncore une magnifique recherche d’Ilaria Ramelli (Univ. Cath. Milan et de Durham) jointe à celle de Cristiano Dognini (Univ. de Pérouse) qui apporte un éclairage venant de traditions sanscrites (172 p. – 21 €  – original italien, 2002) :

Les Apôtres en Inde, dans la patristique et la littérature sanscrite

REMARQUES GENERALES PREALABLES :
L’identification entre le roi grec Ménandre (160-135 anC) et le roi Milinda (que l’on trouve lié au bouddhisme dans les traditions tardives) est un postulat communément admis mais jamais démontré. On a qualifié ce Ménandre de « bouddhiste » parce qu’il a construit des « mnéméia », ce qui signifie « mémorials ». À ce compte-là, Mitterrand l’était aussi. Or, ce postulat sert de référentiel en bouddhologie…

Autre difficulté bouddhologique : la Notice d’Archélaüs indique qu’avant Mani (216-273), les gnostiques Térébinthe et Scythianos étaient qualifiés (eux aussi) de « bouddhas »; on y lit notamment que pour échapper à la vengeance de la veuve de Scythianus, Térébinthe se serait enfui chez les Perses en Babylonie. Là, il prit le nom de Bouddha, trouva le couvert chez une veuve riche et âgée, polémiqua avec les Zoroastriens et les adeptes de Mithra, et mourut en faisant de la magie.
On y lit aussi qu’ensuite, un certain Corbicius adopta le surnom de Mani (syriaque Mānī) ou Manichaeus et que dans l’espoir de devenir célèbre, il se fit magicien etbouddha-12-apotres essaya de guérir la fille du roi de Perse, mais que lorsque la fille du roi mourut, celui-ci le jeta en prison. Le Bouddha Mani fut effectivement emprisonné puis exécuté de la pire manière, mais ce qu’on connaît de sa biographie correspond bien peu à ce qui est dit là dans la Notice. Celle-ci indiquait : « Parmi les indiens (habitants du Sind, la vallée de l’Indus, c’est-à-dire au Pakistan-Afghanistan actuels), il en est qui suivent les préceptes d’un certain Boutta, que par exagération de sa dignité ils honorent comme un Dieu ».

Un autre texte bien connu de la patristique, une lettre de saint Jérôme, mentionne « Budda » :
« Apud Gymnophisistae Indiae, quasi per manus huius opinionis auctoritas traditur, quod Buddam principem dogmatis eorum, e latere suo virgo generavit » c’est-à-dire :
« Chez les sophistes nus d’Inde, ainsi que le transmet l’autorité de la tradition, [on dit que] une vierge avait enfanté le Bouddha, chef de leur doctrine, par son flanc » (Jérôme in Adversus Jovinianum, I, 42 = P.L. t.23, c.273).
En bas de page, Migne, l’éditeur de la Patrologia Latina, fait la remarque suivante :
« Certains veulent penser que celui que le saint Père [Jérôme] appelle Budda ou Butta est le même que Clément d’Alexandrie indiquait comme prince des Sarmates (ou Sarmanes) et des Gymno-sophistes. Mais Clément [d’Alexandrie (150-215) – il s’agit plutôt de la Notice d’Archélaüs] ne dit pas qu’il est né d’une vierge, chose qu’il n’aurait pas cachée si cette fable avait été racontée à son époque. Nous estimons tout-à-fait que cette fable a été amenée après les temps du Christ par le Bouddha Mani ». La statuaire bouddhiste représente en effet la naissance de Bouddha sortant symboliquement du flanc de sa mère nommée Maia [celle-ci restant donc vierge post partum]. À l’époque de Migne, l’université française commençait à dater « Bouddha » de 5 ou 6 siècles avant notre ère, alors que les bouddhistes n’avaient jamais avancé de date jusqu’alors (ils ont repris aujourd’hui à leur compte ce que la « scibouddha-moustachuence occidentale » leur a dit).

On notera encore des absences – qu’il est toujours difficile d’interpréter. Ni Palladius, ni Mégasthenès (vers 300 anC), ni Cosmas Indicopleustès (qui écrit vers 548 de notre ère) ne parlent jamais ni de Bouddha ni de bouddhistes, quoiqu’ils décrivent l’Inde, et parfois le sous-continent indien jusqu’à Ceylan comprise. Il n’y a rien non plus dans la chronique d’Eusèbe à propos de Saint Pantaïnos.

Toutes ces données relativisent la bouddhologie communément servie dans la « culture occidentale » – ou ce qui en reste. Mais des recherches nouvelles sont en cours (le livre de Ramelli et Dognini date de 2002 en italien). Par exemple, une nouvelle étude du manuscrit grec Charition (Oxyrhynchus Pap 413) est en cours et attesterait la présence au port indien de Musiris d’une communauté chrétienne célébrant en syro-araméen avant l’an 120. Nous en reparlerons.
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Une gandhara-image-videovidéo qui ouvre des perspectives nouvelles en rapport avec l’histoire de la bouddhologie : la conférence donnée par Marion Duvauchel, historienne des religions, professeur de philosophie, le 15 octobre 2016 pour l’association EEChO.

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[présentation du livre par les éditions CERTAMEN :]

____ Cristiano Dognini et Ilaria Ramelli partent d’un constat simple : s’il est admis que les rapports commerciaux et diplomatiques entre l’Occident et l’Inde ont été fréquents, sinon continus, à partir d’Alexandre, l’historiographie moderne considère que la prédication chrétienne en Inde n’a commencé qu’à l’époque de Constantin. Cette convention paradoxale, qui par ailleurs se heurte à la patristique antique et aux traditions du christianisme indien, est la conséquence, selon les auteurs, de l’impasse idéologique dans laquelle s’était égarée la recherche au XIXe et au début du XXe siècle.
Ils estiment que le débat mérite d’être rouvert, avec des objectifs et des méthodes affranchis des limitations partisanes qui lui valurent l’enlisement. À travers l’analyse textuelle poussée des sources, et à la lumière des découvertes scientifiques récentes, de l’archéologie, ou encore de la numismatique, les auteurs se proposent d’identifier les éléments des traditions indienne et patristique compatibles avec ce que l’historiographie moderne a permis d’établir à propos des relations entre l’Inde et l’Occident antique et de la prédication chrétienne primitive.
Cette étude se déploie le long d’un arc chronologique allant de l’avant-Alexandre à l’après-Constantin (cinq chapitres), entre lesquels s’intercalent, en contrepoint, trois chapitres dédiés à l’étude de textes sanscrits, hindouistes et bouddhistes, et des éléments de culture chrétienne qu’ils recèlent.

____ Au Chapitre I, Cristiano Dognini aborde la question des contacts entre l’Inde et l’Occident dès avant Alexandre, vécus à travers la médiation perse, et les récits de visiteurs ponctuels comme Scylax de Caryanda ou Ctésias. Il y analyse les connaissances et la perception que le monde grec avait de l’Inde avant de la rencontrer réellement.
La conquête d’Alexandre met enfin en contact direct l’Inde et l’Occident, et permet la tenue d’échanges véritables, qui culminent dans la synthèse culturelle des royaumes indo-grecs. L’Inde, qui jusque-là était un horizon imaginaire, devient un interlocuteur diplomatique, puis commercial, et philosophique : les philosophes indiens peuplent les textes occidentaux, tandis que le grand Maharaja Ashoka entreprend de diffuser le bouddhisme « aux terres des Grecs ». Le monde grec, et en l’occurrence les Ptolémée d’Égypte, en inaugurant la route maritime des moussons, donnent à l’Occident antique un prodigieux moyen de communication avec l’Inde.

____ Au Chapitre II, Ilaria Ramelli montre que les contacts entre Rome et l’Inde ont été très intenses dès le début de l’époque impériale. La puissance romaine permet en effet le plein développement de la route maritime que les Ptolémée n’avaient pas les moyens de sécuriser, tandis que sa richesse et son prestige inaugurent une longue saison d’ambassades. L’Inde devient « une voisine », la nation qui clôt l’écoumène à l’Est comme l’Espagne le clôt à l’Ouest. Ainsi, des sources telles que le Periplus Maris Erythraei ou l’Histoire Naturelle de Pline peuvent décrire avec une grande précision les étapes du voyage vers l’Inde, tandis que ses produits de luxe inondent l’Empire, au point de devenir des clichés littéraires. Les implantations de citoyens de l’Empire, notamment en Inde méridionale, sont permanentes.
Les informations culturelles, politiques et religieuses y sont aussi plus fiables, signe qu’elles n’ont jamais aussi bien circulé. Les ambassades indiennes continuent d’affluer jusqu’à la fin du IIe siècle avant de s’interrompre et de ne reprendre qu’avec Constantin.

____ Le Chapitre III est dédié à la mission en Inde de Pantène d’Alexandrie, rapportée par Eusèbe et Jérôme. Cette mission est doublement intéressante : située au IIe siècle ap. JC elle anticipe de plus d’un siècle le terme (constantinien) généralement retenu, mais ouvre également sur des phases encore plus reculées. La découverte en Inde méridionale par Pantène d’un Évangile araméen de Matthieu pose en effet la question de la prédication en époque apostolique.
Ilaria Ramelli évalue la plausibilité de la mission à travers une analyse textuelle serrée des témoignages patristiques, mais également dans le contexte historique général posé au chapitre précédent. Elle aborde ensuite la question de l’élan missionnaire primitif parti des milieux judéo-chrétiens de Palestine, et de l’aire syriaque, et de manière plus spécifique, de l’Apôtre Barthélémy, que
la tradition associe à l’Inde.
L’auteur considère que la présence d’informations récentes sur l’Inde chez Hippolyte de Rome, et chez Clément d’Alexandrie, disciple de Pantène, plaide en faveur de l’historicité de la mission.

____ Ilaria Ramelli dédie le Chapitre IV à l’étude de la tradition autour de la prédication de l’Apôtre Thomas en Inde. Thomas est associé à l’Inde non seulement par la patristique (les célèbres divisions du monde entre les Apôtres, les divers Actes de martyrs…), mais également par les chrétiens indiens, qui lui attribuent leur évangélisation, se donnent eux-mêmes le nom de « chrétiens de saint Thomas », et prétendent en garder la tombe. Par-delà la dimension légendaire que véhiculent ces traditions, Ilaria Ramelli observe que le christianisme indien, qu’il s’agisse de ses rites, ses titres, ses coutumes, ses légendes, est pétri d’archaïsmes reconductibles à ce même christianisme syro-araméen primitif qui faisait de l’ Évangile de Matthieu son texte central. Elle montre également comment Thomas est lui-même fortement lié au christianisme syro-araméen pour avoir été à l’origine (en personne, ou à travers son disciple Thaddée) de l’évangélisation de la ville d’Édesse, de l’Osroène dont elle est la capitale, et de la Mésopotamie. Elle estime que s’il est impossible de prouver que l’Inde a été évangélisée dès l’âge apostolique, il est aussi impossible d’exclure cette éventualité : ni l’étude textuelle des sources, ni l’étude anthropologique de la chrétienté indienne, ni les témoignages archéologiques n’y formulent d’objection.

____ Cristiano Dognini examine au Chapitre V la présence d’échos chrétiens dans les mythes spécifiques à la naissance de Krishna, qui font leur apparition dans le panorama de la littérature sanscrite autour du IIe siècle ap. JC. L’auteur constate que les emprunts de motifs tirés des Évangiles (tels que Massacre des Innocents, la Fuite en Égypte, l’Annonciation…) sont indubitables, et en déduit que les récits chrétiens étaient assez connus en Inde pour que l’hindouisme se les approprie et les intègre au service de ses propres cycles mythiques.

____ Le Chapitre VI porte sur le Milindapañha, un texte indien qui narre la conversion du roi indo-grec Ménandre au bouddhisme. Cristiano Dognini revient sur les nombreux éléments grécisants qui émaillent le dialogue, qu’il met en perspective, encore une fois, au moyen de la théorie des échanges culturels : malgré l’utilisation d’éléments de culture grecque, le texte est dans son essence et dans sa démarche fondamentalement bouddhiste et fondamentalement indien. Mais l’auteur du Milindapañha n’a pas fait que puiser dans la culture grecque : Cristiano Dognini remarque qu’il a aussi intégré au dialogue entre Ménandre et le moine Nagasena des motifs tirés des paraboles évangéliques : encore une fois, plus qu’une question d’autorité ou de filiation, ce transfert culturel montre que l’intégration et l’appropriation des traditions extérieures sont une caractéristique de la pensée indienne.
Ces échanges culturels sont pour l’auteur absolument naturels, dans le contexte des relations commerciales et diplomatiques intenses entre l’Occident romain, la chrétienté orientale, et l’Inde en période impériale.
Cristiano Dognini démontre que ces échanges sont bidirectionnels : à la différence de leurs prédécesseurs païens, les auteurs chrétiens de l’Antiquité ont conscience des spécificités du bouddhisme, qu’ils distinguent avec un certain de degré de précision des autres traditions indiennes.

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