Lettre du Dr Antakli, Alep, juillet 2020

En juin, une catastrophe financière s’est abattue à la fois sur le Liban et la Syrie : la livre libanaise a perdu 70% de sa valeur, et le livre syrienne plus encore. Dans le premier cas, il s’agit d’une faillite des banques et de l’Etat libanais, dans le second cas une conséquence de mesures prises par les USA (le Caesar Act) et l’Union Européenne contre le peuple syrien. Dans les deux cas, il s’agit toujours de manipulations financières, dont le contrôle n’échappe pas à l’oligarchie new-yorkaise. Il en va de même de l’Irak, dont les revenus pétroliers sont strictement contrôlés et gérés depuis les USA, et c’est une des raisons de la non-reconstruction de ce pays. Dans l’est de la Syrie, l’occupant US extrait chaque jour 200 000 barils de pétrole et les exporte directement pour son compte. Plus que jamais, le peuple syrien est plongé dans la misère, et l’invasion turque venue soutenir les djihadistes en déroute, l’accroît encore.

Alep et de sa forteresse, avant les huit ans de bombardements djihadistes

Des demandes internationales ont été faites en faveur de la levée des mesures coercitives unilatérales imposées au peuple syrien, y compris de la part de la mission du Secrétaire général et de son envoyé spécial en Syrie. Mais ces demandes se sont toutes heurtées aux blocages US et de l’Union européenne. Pensons-nous que la chute de la valeur des monnaies libanaise et syrienne, et dans une moindre mesure irakienne, n’adviendra pas à l’euro ? Croyons-nous vraiment que le malheur que nos gouvernants créent chez les autres nous épargnera ? Les communautés chrétiennes de ces pays sont saignées, beaucoup espérant émigrer pour survivre. La solidarité avec elles doit être plus forte que jamais.

Lettre d’Alep n° 39 (1er juillet 2020)  format PDF.

GUERRE, SANCTIONS, CORONA, CESAR, CRISE ECONOMIQUE ET QUOI ENCORE ?

Dr Nabil Antakli

Le peuple syrien ne sait plus à quel saint se vouer. Les drames se suivent, ne se ressemblent pas mais aboutissent au même résultat : celui de continuer à faire souffrir la population syrienne qui ne demande qu’à vivre dignement dans la paix.

Commençons par la guerre. Elle dure depuis plus de neuf ans. Elle a fait des centaines de milliers de victimes et une dizaine de millions de déplacés internes et de réfugiés, a poussé un million de personnes à l’exil, a détruit l’infrastructure de la Syrie et a ruiné un pays qui, autrefois, était paisible, sûr, stable et prospère.

En février dernier, l’armée syrienne a lancé une offensive pour libérer une partie de la province d’Idlib tenue par les islamistes du groupe Al-Nosra. Le 16 février, elle a pris le contrôle de la principale autoroute qui relie Alep au reste de la Syrie et qui était aux mains des rebelles depuis 2013. Elle a aussi libéré les faubourgs ouest d’Alep occupés par les groupes armés rebelles depuis 2012. Ces djihadistes continuaient à bombarder Alep tous les jours, même après la libération des quartiers Est et la réunification de la ville, il y a trois ans.

Le 16 février, les Alepins étaient en liesse car, après plusieurs années de guerre, ils pouvaient enfin dormir sans avoir peur de la chute d’un mortier et aussi emprunter  cette autoroute qui relie Alep aux autres villes de la Syrie et du Liban. Le lendemain, un avion civil s’est posé à l’aéroport d’Alep pour la première fois depuis huit ans.

Malheureusement, il y a eu une contre-offensive des groupes terroristes appuyés par l’aviation et les drones turcs. Ils ont repris le contrôle de l’autoroute et de certaines régions libérées par l’armée syrienne. Début mars, des négociations entre la Russie et la Turquie ont abouti à un accord de cessez-le-feu. Les rebelles se sont retirés de l’autoroute et, depuis cette date, il n’y a plus aucun combat en Syrie. La situation est complètement gelée. Et avec la crise du Covid-19, les jeunes ne sont plus, pour le moment, appelés à faire le service militaire.
Toutefois, une situation gelée n’est pas une affaire réglée puisque la Syrie n’a pas encore libéré tout son territoire : une partie du nord-ouest et une partie du nord-est sont occupées illégalement par la Turquie, une autre zone dans le nord-est est occupée par des milices kurdes soutenues et armées par les américains et enfin, la province d’Idlib avec ses terroristes, pour la plupart, étrangers.

Les Alépins ont fêté l’avancée militaire dans la joie et ont repris espoir dans un avenir meilleur après neuf années de souffrance et de misère. Mais, à peine ont-ils eu le temps de se réjouir et de profiter d’un retour à une vie normale, que la crise du coronavirus s’est installée avec toutes les mesures préventives prises par les autorités pour empêcher la diffusion du virus.

À part les magasins alimentaires, les pharmacies et les boulangeries, tout a été fermé : écoles, universités, usines, ateliers, boutiques et tous les lieux publics ; un couvre-feu a été instauré de 18h à 6h du lendemain. De plus, le confinement a inclus l’interdiction de quitter sa ville, même pour aller à la campagne et aux villages d’une même région. Les Syriens, en général, et les Alépins, en particulier, ont suivi les consignes en portant les masques, en évitant de s’embrasser (coutume très répandue en Orient) et en utilisant les solutions désinfectantes. Ces mesures préventives ont ralenti la diffusion de l’épidémie ; il n’y a, heureusement, jusqu’à présent que 293 cas déclarés de covid-19 et 9 décès. Maintenant que la situation est plus ou moins sous contrôle, le confinement a été levé ; les universités, les usines et les boutiques ont repris leurs activités. Les examens officiels du brevet et du baccalauréat ont débuté le 21 juin. Par contre, ces mesures ont paralysé la vie sociale et gelé toute l’activité économique qui avait de la peine à redémarrer. La majorité des Syriens, appauvris par neuf années de guerre, n’ont plus les moyens de boucler leur fin de mois surtout les travailleurs journaliers, les artisans et les propriétaires des petits commerces qui comptent sur leur revenu quotidien pour vivre et souvent survivre ; sans parler des retraités, des chômeurs et des malades qui n’ont plus aucune source de revenus. Toutes les ONG ont, au mieux, ralenti considérablement leurs activités quand elles ne les ont pas arrêtées complètement.

Ruinée par neuf années de guerre, étranglée par des sanctions européennes et américaines injustes et illégales, l’économie ne démarre pas. Les sanctions épargnent l’assistance humanitaire mais empêchent le commerce et l’importation des produits, bloquent toutes les transactions financières par tous les citoyens syriens et interdisent tous les projets de reconstruction. Cyniquement, les responsables européens prétendent que les sanctions sont ciblées et ne visent que les personnes au pouvoir et les profiteurs de la guerre et ne concernent ni les médicaments, ni les équipements médicaux ni les produits alimentaires. Pure hypocrisie ; si les comptes bancaires de tous les syriens sont gelés et qu’un citoyen syrien, n’importe lequel, ne peut effectuer des transactions financières, comme par exemple des virements, comment peut-on acheter les produits exemptés ? Si vous connaissez des entreprises occidentales qui acceptent de nous fournir des produits gratuitement, nous sommes preneurs. Et comme beaucoup de produits rentrent en contrebande à partir de la Turquie ou du Liban, ils sont vendus à des prix exorbitants, appauvrissant la population et enrichissant les profiteurs de la guerre, ce qui est à l’opposé des motifs-prétextes de ceux qui ont décrété les sanctions.

Comme si cela ne suffisait pas, les américains ont aggravé la situation par la nouvelle loi « César » qui met sous sanctions n’importe quelle entreprise dans le monde qui fait des affaires avec la Syrie.
Ces sanctions constituent une forme de punition collective à l’encontre d’une population civile. Ceci est qualifié de crime contre l’humanité par la convention de Genève. Ils ont pour impact de faire souffrir la population civile et n’ont aucun effet sur la fin de la guerre ou l’avancement vers une solution politique du conflit.
La situation économique est catastrophique. L’inflation est galopante, le prix des produits a été multiplié par trois en 6 mois. Un euro valait 60 livres syriennes (LS) avant la guerre, il était à 1000 LS il y a 3 mois ; il vient d’atteindre les 2500 LS.

Les gens, déjà appauvris par les années de guerre ayant épuisé leurs maigres économies, n’ont plus les moyens de boucler leur fin de mois. Ceux qui ont osé entreprendre une activité commerciale ou industrielle ou artisanale se mordent les doigts parce qu’ils travaillent à perte et mettent, souvent, la clé sous la porte. Les Syriens sont las, désespérés et déprimés.

Et nous, les Maristes Bleus, que faisons-nous dans cette galère ? Nous essayons, avec les moyens que nous avons, de soulager les souffrances et de semer l’Espérance.
La prière, le discernement et notre faculté d’être sensible à la détresse des gens et d’être à l’écoute de leurs appels, nous ont fait redécouvrir qu’il y avait à Alep des vieilles personnes, vivant seules, n’ayant plus de famille en Syrie, certaines alitées ou malades et qui, à cause du confinement, n’ont plus personne pour leur amener de la nourriture. Nous avons donc démarré, au début de la crise du Covid-19, un nouveau projet que nous avons appelé « Solidarité Coeurona ». Depuis 3 mois, des dames Maristes Bleus cuisinent chaque matin un repas chaud pour 125 personnes. Vers 13h, nos jeunes bénévoles vont les distribuer aux domiciles des bénéficiaires. Avec le repas, ils leur donnent du pain, des fruits, leur présence et leur écoute.

Nous avons constaté, qu’en plus du repas qui leur est nécessaire, combien ces seniors vivent difficilement la solitude et ont besoin de sentir une chaleur humaine, une attention particulière et de voir un sourire. C’est ce que ne manquent pas de faire nos bénévoles.
Dès le début, ce projet devait être limité dans le temps et s’arrêter avec la fin de la pandémie. Pendant des semaines, nous avons visité chacune de ces personnes âgées. Nous avons constaté des drames que n’aurions jamais imaginés ; des veuves ou des veufs de 80 à 95 ans vivant seules (ou avec des enfants handicapés) dans des conditions inhumaines, sans familles, sans soutien, parfois alités, pour la plupart malades, qui ne sont pas sortis dans la rue depuis des années, et qui ont pour seul secours une voisine ou un lointain parent qui passent de temps en temps.
Je pense à F.A., 92 ans qui vit, dans une seule pièce, avec ses 3 garçons psychiatriques âgés de 55 à 70 ans.

Je pense à la famille Y.M. : le mari de 90 ans grabataire et atteint d’Alzheimer, son épouse de 85 ans cardiaque, leur fils aveugle et leur belle-fille, la seule valide qui doit prendre soin de tout le monde y compris de son fils autiste.
Je pense à M.K., 90 ans, aveugle, vivant seule dans son appartement.
C’est pourquoi, nous avons décidé de poursuivre le projet en le développant et en constituant une équipe spéciale pour ce 15 ème programme en cours des Maristes Bleus.

Le rassemblement des personnes ayant été interdit pendant le confinement, nous, les Maristes Bleus, avons dû geler provisoirement 10 de nos 14 projets : nos deux projets éducatifs pour les enfants de 3 à 6 ans « Apprendre à Grandir » et « Je veux Apprendre », notre projet « Bamboo » de prise en charge des adolescents, « Seeds » pour le support psychologique des enfants, adolescents et adultes traumatisés par la guerre, notre programme de « développement de la femme », notre programme « coupe et couture », le projet « Heartmade » de recyclage des restes de tissus pour en confectionner des pièces uniques pour femmes, le MIT, notre centre de formation des adultes, tous ces projets ont été gelés provisoirement.

Toutefois, avec la levée des mesures de confinement il y a 15 jours, tous ces programmes ont repris de plus belle.
Quant à nos 2 projets de developpement, « Micro-Projets » et « Formation Professionnelle », nous les avons poursuivis malgré le confinement. Le programme micro-projets consiste à enseigner durant des sessions (20 adultes par session) de 48h étalées sur 3 semaines les compétences nécessaires pour ouvrir un micro-projet, et ensuite le financer pour permettre ainsi à nos jeunes d’avoir un gagne-pain et de ne plus être dépendant des aides fournies par les ONG. Le projet « Formation Professionnelle » consiste à mettre des jeunes en apprentissage chez des artisans pendant un an pour qu’ils apprennent un métier et nous les soutenons, ensuite, financièrement, afin qu’ils deviennent leur propre patron. C’est ainsi que nous avons actuellement 30 jeunes adultes en apprentissage pour devenir menuisier, électricien, plombier, pâtissier, réparateur de téléphone portable, mécanicien, couturier etc.
Malgré le Covid-19, nous avons poursuivi aussi : le projet la « Goutte de Lait » qui distribue du lait chaque mois à 3000 enfants de moins de 11 ans ; le programme « d’hébergement des familles déplacées », et le programme médical pour les soins médicaux aux plus démunis.
Notre projet « Colibri » de prise en charge d’un camp de déplacés kurdes à 30 km d’Alep a été amputé de ses activités pédagogiques et éducatives pendant la crise du Covid-19. Nous sommes, quand même, allés au camp pour distribuer les colis alimentaires et hygiéniques et les couches pour bébés ; et notre équipe médicale y est allée une fois la semaine pour les soins aux malades du camp et des alentours.
Maintenant, toutes les activités ont repris comme avant.

Avec tous les syriens qui vivent en Syrie, nous sommes las, fatigués et à bout.
Nous sommes, aussi, révoltés par les politiques occidentales qui laissent pourrir la situation sans prendre aucune initiative de dialogue avec les autorités legitimes du pays ; révoltés par les sanctions imposées sur les 17 millions de syriens qui vivent dans les territoires sous le contrôle de l’Etat ; révoltés par l’occupation illégale de 30% du territoire d’un Etat souverain, un des 50 membres fondateurs des Nations-Unies, par l’armée turque et américaine (qui occupe la région des puits de pétrole syriens privant l’Etat des ressources dont il a grand besoin) ; révoltés par l’appui illimité des gouvernements turcs et occidentaux et des ONG internationales aux terroristes islamistes qui occupent la province d’Idlib.

Il nous arrive parfois de penser à jeter l’éponge et d’arrêter. Cependant, quand nous pensons que les autres ont, maintenant plus que jamais, besoin de notre présence, de notre support et de notre aide, nous reprenons avec plus de vigueur le chemin de la solidarité initié il y a 9 ans. Et nous laissons le reste à la grâce de Dieu.

Dr Nabil Antaki
Pour les Maristes Bleus

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2 thoughts on “Lettre du Dr Antakli, Alep, juillet 2020

  • 4 août 2020 at 20 h 59 min
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    4 août : terrible explosion dans le port de Beyrouth. On voit une petite puis une formidable explosion qui provoque un champignon de fumée blanche, mais certaines vidéos montrent de très petites explosions intermédiaires. Que se trouvait-il dans l’entrepôt ?
    Les Libanais sont victimes une fois de plus de ce qui se trame hors de leurs frontières ou dans leur dos. Prions pour et avec toutes les familles endeuillées ou déplorant un blessé, sans parler des dégâts monstrueux.

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    • 13 septembre 2020 at 21 h 27 min
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      Les multiples petites explosions sont attribuables à un stock pyrotechnique, situé pas très loin.
      La double explosion est peut-être normale pour le nitrate d’ammonium. Si un spécialiste pouvait nous éclairer ?
      Sans chercher une cause imaginaire, le stock de nitrate d’ammonium était déjà lui-même de destination suspecte… Le terrorisme s’en sert un peu partout.

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