La menace du scientisme – Pierre Perrier

Le scientisme, menace permanente

Entretien de Pierre Perrier avec Bernard Dumont,
paru dans Catholica n° 108 (été 2010)

________Sur ce site, nous connaissons Pierre Perrier pour ses apports magistraux à la connaissance du Christianisme des Origines et de l’Orient. Ils sont le fruit de plus de quarante années d’investissement personnel et de recherche auprès des Communautés chrétiennes d’Orient, spécialement celles d’Irak. Mais il est un autre domaine où il a brillé : celui de la mécanique des fluides. Mathématicien, ingénieur, chercheur, il n’a pas chômé depuis sa retraite de la direction des recherches chez un grand avionneur : il fut nommé secrétaire de l’Académie des technologies, de l’Institut de France. Aujourd’hui libéré de cette charge, il a pu contribuer de manière décisive à faire avancer les recherches sur le Christianisme des Origines en Chine, tout en restant extrêmement attentif aux développements des sciences dites « dures ».  Il s’est entretenu l’été dernier, avec Bernard Dumont, de l’idéologie du progrès, en montrant de quelle façon ce mode de (dé)raisonner tourne le dos à la science et menace l’existence de l’humanité.

À chaque pro­grès qui fait rêver, le scien­tiste nour­rit son idéo­lo­gie d’une avan­cée scien­ti­fique qu’il trans­forme en une sorte de sys­tème d’accès di­rect à une com­po­sante ma­té­rielle du pa­ra­dis sur terre, dont il pense qu’elle amé­liore tout l’homme selon une an­thro­po­lo­gie du bon­heur dont il fait un pos­tu­lat quasi re­li­gieux.

________Introduction :

_______Dans une intervention au cours d’un colloque destiné à tirer une leçon synthétique des totalitarismes du XXe siècle, Tsvetan Todorov s’attacha à faire le lien entre ces derniers et le scientisme. Il résumait ainsi sa pensée : « Le point de départ du scientisme est une hypothèse sur la structure du monde : celui-ci est entièrement cohérent. En conséquence, il peut être connu sans reste par la raison humaine. […] Si la science des hommes parvient à percer tous les secrets de la nature, si elle permet de reconstituer les enchaînements qui conduisent à chaque fait, à chaque être existant, alors il devrait être possible de modifier ces processus, de les orienter dans la direction souhaitée. De la science activité de connaissance, découle la technique, activité de transformation du monde. Il n’y a ici aucune contradiction entre le déterminisme intégral du monde (qui exclut la liberté) et le volontarisme du savant-technicien (qui la présuppose) : celui-ci ne peut agir que parce qu’il croit en celui-là. Si la transparence du réel s’étend aussi au monde humain, rien n’empêche de penser la création d’un homme nouveau, une espèce libérée des imperfections de l’espèce initiale » [1].

________Le nazisme et le communisme soviétique ont fait leur temps, le scientisme demeure, avec ses prétentions et ses menaces. Il n’est plus confiné aux seuls cercles initiés, mais se répand comme une croyance dans les masses sollicitées d’en accepter d’avance et sans discussion les exigences.

________Pierre Perrier, membre correspondant de l’Académie des Sciences depuis 1990, et délégué général de l’Académie des Technologies (section des Sciences mécaniques et informatiques), fait ici le point sur ce retour offensif du scientisme.

________CATHOLICA : Par les temps qui courent, une conception générale du monde devient envahissante : livres, magazines, émissions de télévision, films de science-fiction ou à thèmes écologiques, enseignement des « sciences du vivant » depuis l’école élémentaire jusqu’à l’université, expositions, etc. baignent dans une perspective néo-scientiste dont le dogme de l’évolution et les fantasmes des neurosciences sont quelques-uns des points forts. Comment appréhendez-vous tout cela, du double point de vue du scientifique et du technologue que vous êtes ?

________PIERRE PERRIER : Réduction conceptuelle, incapacité d’avoir un peu de recul, d’imaginer que la religion a déjà pensé bien plus profondément beaucoup de ces problèmes, rien de cela ne parvient à l’esprit de tout un ensemble de gens de peu de culture et de réflexion ; ils sont à l’inverse fascinés par des rêves qui rejoignent étrangement les films de science-fiction avec leurs discours emphatiques, comme si on pouvait trouver une espérance de remplacement dans l’utopie… enfin. Et tout cela vient alimenter un véritable système idéologique aussi prégnant que le fut la vision économique et humaine marxiste, car tous deux ont la même source. Ce qui est surprenant est le trajet intellectuel qui refuse historicité et réflexion rationnelle aux chrétiens pour ne pas accepter leur espérance et qui lui substitue des contes de fées apocalyptiques auxquels on demande foi pour remplacer cette espérance et conserver une vision matérialiste du monde. Ainsi la foi chrétienne est actuellement la seule adhésion libre de contes de fées et la plus rationnelle, comme le remarque don Luigi Giussani [2].

________Ce milieu, au confluent des mondes scientifique et médiatique, imagine avoir une saisie rationnelle sur la réalité alors qu’il plonge dans le virtuel irrationnel. Il faut d’abord bien distinguer à cet égard entre le milieu proprement scientifique (l’amélioration progressive dans la connaissance réfutable du monde) et le secteur de la technologie (la transformation progressive de l’environnement de l’homme grâce aux outils techniques qu’il développe). Ce dernier secteur est beaucoup plus prudent en général, ne serait-ce que parce qu’il lui faut se livrer à des études de marché précises avant de réaliser quoi que ce soit. Un exemple intéressant est celui de la domotique, c’est-à-dire des équipements de maison, avec notamment tout ce qui est censé permettre de nombreuses économies d’énergie. Les études de marché établissent qu’il y a dans le domaine de l’isolation des techniques efficaces et peu de professionnels capables de les appliquer ; elles permettent de faire de façon peu visible des économies drastiques de chauffage à côté de gadgets très coûteux et peu rentables mais qui alimentent les rêves surabondamment médiatisés. Les clients se posent quant à eux une question très simple : combien de temps faut-il pour amortir ce qui est proposé ? Toutes les entreprises sérieuses ont compris que pour beaucoup d’innovations mirobolantes il n’y aurait pas de clientèle, sinon très marginale – celle de gens ne faisant pas attention à la dépense et cherchant l’originalité ou suivant la mode médiatisée. Beaucoup d’innovations dont les journaux parlent comme si elles étaient déjà en service ne se développeront pas, à cause de ce simple frein financier. Ainsi un partage se fait face aux produits de l’industrie entre ce que les médias s’emploient à promouvoir et ce qui est finalement vendable, mais l’on s’indigne au nom de la science sur des « applications » non encore développées et qu’il faudrait subventionner largement par l’impôt. La publicité et une propagande écologiste, certes bien fondée au principe, peuvent par exemple multiplier les incitations en disant qu’il n’y a pas en France suffisamment de cellules solaires, mais les études de marché montrent que cela n’a pas de prise devant la limite du portefeuille commun, que l’idée est bonne mais que son coût nécessite d’attendre encore des technologies efficaces.

________C’est évidemment tout autre chose quand le réalisme économique est prêt à accepter le surcoût pour un bien qui paraît évident à première vue, surtout dans les domaines de la santé ou de l’aide sociale, alors se pose la question de la moralité des moyens techniques (le plus souvent invisibles au client) qui rendront le « progrès accessible » à un coût raisonnable : alors la pression sur les savants et les technologues est si considérable que les tentations d’employer des moyens immoraux vont être banalisées en les rebaptisant franchissements nécessaires de « tabous des ignorants ». C’est par exemple le cas de l’eugénisme. Tout ce qui va dans le sens d’une prolongation de la durée de la vie, de la « qualité » de celle-ci, est finançable mais plus encore inversement toute technologie qui offre la possibilité de se débarrasser de problèmes gênants pour l’entourage familial. La dévaluation de l’homme au rang inavoué de non-homme en est l’enjeu et le « bon sens économique » fait accepter les structures de péché collectif qui se forment grâce aux péchés individuels cumulés des scientifiques et technologues. Se justifiant par le bien futur, la recherche malsaine plonge en effet dans le monde des tabous de la sagesse immémoriale humaine. A la fin on finit par croire que la seule façon pour ouvrir des voies « économiquement rentables », assurant sans tarder le progrès rêvé par beaucoup, consiste à faire sauter les garde-fous légaux.

________CATHOLICA : Comment « fonctionne » le scientisme actuel ?

________PIERRE PERRIER : Ce sont toujours à la base les nouveautés scientifiques qui font rêver, et ceci d’autant plus que chaque connaissance nouvelle n’est pas remise en perspective mais prise comme une vérité absolue ; les hommes religieux ne désamorcent plus que rarement et pas à pas l’extension inacceptable de leur contenu et les critiques ne sont pas ou peu reprises par les médias. A chaque progrès qui fait rêver, le scientiste nourrit son idéologie d’une avancée scientifique qu’il transforme en une sorte de système d’accès direct à une composante matérielle du paradis sur terre, dont il pense qu’elle améliore tout l’homme selon une anthropologie du bonheur dont il fait un postulat quasi religieux. Il y a là une préoccupation rejoignant les aspirations religieuses classiques – le sens de la vie, l’origine et la destinée de l’univers… – mais à cela s’ajoute une fascination face à l’ampleur de ce qu’on connaît, car la science a ouvert un domaine de connaissances bien plus large : c’est sur l’ampleur de ce domaine que l’on fonde le scientisme proposé à tous, mais en fait sur les mêmes principes qui ont fait le scientisme des Lumières. Deux phrases clés de matérialisation de l’homme caractérisent encore aujourd’hui l’anthropologie du scientisme : « L’homme est une machine dans laquelle la pensée est le produit de ses humeurs », du médecin Cabanis [3] et « Jamais on ne comprendra le fonctionnement de la société si on ne la considère pas (aussi) comme une machine ordinaire » de l’ancien prêtre Sieyès [4], la « taupe de la Révolution » comme disait Robespierre [5].

________Aujourd’hui, on prétend avoir « presque maîtrisé » les mécanismes du vivant. En fait on n’a presque rien maîtrisé du tout, on connaît seulement un peu plus de choses qu’auparavant, ce qui indique bien l’extrême complexité de la nature et surtout de la vie ; celle-ci apparaît en fait comme de plus en plus inextricable et imprévisible puisque même sa base est dans la théorie quantique solidement établie mais qui refuse le déterminisme des interactions élémentaires. Pourtant on se lance dans l’utopie : demain nous guérirons toute maladie, nous connaîtrons la cause de la mort et nous en guérirons. Il y a à la racine un raisonnement illogique : on tient deux positions contradictoires : je soutiens que tout est matériel, mais moi je ne suis pas matériel ! Certains philosophes, comme Jean-Pierre Dupuy [6], ont mis en relief ces contradictions et ces fausses logiques. On est face à une sorte de religion, avec sa « foi » – une vision globale du grand tout de ce que je sais (en fait bien peu de choses et un futur de moins en moins prédictible) – et une espèce d’idée sur le futur, fausse au niveau du raisonnement, puisqu’elle oublie que la matérialisation méthodologique de toute science humaine comporte en soi ses propres présupposés indémontrables.

________Nonobstant ses limites maintenant bien certaines, le discours présenté comme certain est le suivant : la vie, parce que l’on a atteint les limites de l’infiniment petit dans son analyse, il n’y a plus désormais qu’à l’analyser et je peux prétendre l’avoir comprise à court terme (ce qui est faux) ; pour l’informatique, je sais faire des ordinateurs évolués, capables de battre des champions d’échecs, et j’en suis maître aussi (ce qui est tout aussi faux). On accumule ainsi un certain nombre d’éléments triomphalistes. Mais en même temps il faut extrapoler : je me dis que je suis un super-ordinateur, que les ordinateurs se réparent et donc que je vais pouvoir me réparer… La métaphore devient réalité. Or c’est une image, une approximation, rien de plus. L’erreur vient du fait de mêler le vrai et le faux, puis de faire passer le faux à partir de vraies avancées : j’ai déchiffré l’ADN de l’homme… donc je maîtrise la vie, le langage informatique bit à bit, je sais ce que c’est, alors que le sens du contenu informationnel m’échappe. En réalité, la complexité de la vie est exponentielle, et on reste de plus en plus face à l’impossibilité de la connaître entièrement. On s’intéresse certes à la matrice des gènes ; or ce ne sont que les relations directes qui me sont accessibles quand les effets secondaires sont bien plus nombreux : toutes les autres interactions à deux, trois, quatre termes, etc. dans une complexité quasi infinie comme les variantes des branchements neuronaux. On n’a jamais été aussi près, au niveau intellectuel et scientifique, d’être contraint à une humilité foncière, à ne plus pouvoir renoncer à une saisie globale qui serait comme une contemplation, un émerveillement sur le fait que « ça marche », et cependant il y a cet orgueil commun qui s’y oppose et qui connaît aujourd’hui un nouveau départ.

________CATHOLICA : La question se pose alors : qui maintient ce scientisme plein de témérité, et pourquoi ce nouveau départ ?

________PIERRE PERRIER : La source s’en trouve toujours dans des groupes d’intellectuels proches des découvreurs ou qui suivent les quelques idées simples qui alimentent les médias à sensation, lesquels travaillent autour de ces scientifiques. Ces derniers, qui sont en principe les meilleurs connaisseurs de la complexité des choses, devraient être les moins sensibles aux rêveries prométhéennes. Mais c’est le contraire qui se passe, ce qui est très surprenant et provient d’un mélange des genres et des compétences : les intellectuels en question se permettent de penser dans des domaines dont la rationalité philosophique leur échappe, et ceux qui les côtoient se laissent entraîner par leurs rêveries – ou leurs cauchemars – quand il s’agit notamment de l’avenir de la Planète.

________La question est de savoir pourquoi se produit de façon si répétitive ce dérapage sans le recours à une saine critique, n’est-il pas lié à la mondialisation et au front élargi de la science et de ceux qui y ont accès par les médias ? Il faut noter cependant que dans le même temps les astronomes, dans leur généralité, ne sont pas tombés dans le même piège, conservant pour la plupart une capacité d’émerveillement. Mais il est vrai que l’astronome n’est pas dans la disposition psychologique d’oublier sa petitesse et d’imaginer des groupes d’humains et de robots capables de peupler l’univers ou de s’approprier une partie du cosmos au point de pouvoir le manipuler ou d’en infléchir l’avenir – mais il y a toujours quelques individus à l’imagination fertile, associant l’émerveillement et les rêveries apocalyptiques.

________L’une des raisons de l’abandon de l’émerveillement scientifique commun est la découverte personnelle et très terre à terre des capacités de l’innovation technologique. Ainsi un Jean-Pierre Changeux a-t-il pu, en présence de l’ordinateur qu’il avait sur son bureau, se lancer dans une grandiose construction imaginaire : il y avait enfin un modèle technologique, une « machine devenue ordinaire » produit de l’homme et semblant pouvoir tout expliquer, un modèle informatique. Ce modèle a exercé une espèce de fascination quasi religieuse, et engendré même l’attente messianique d’une super-conscience collective, grâce à Google !
Teilhard de Chardin est dépassé, lui qui avait bien pressenti que cette explication réductrice allait de soi et il avait pensé la dépasser. Mais de cette religion, on devient aisément le prophète en paroles ambiguës.

________Il s’agit vraiment d’un problème de « savants fous », mais aussi de médias nuls qui répercutent sans aucun discernement leurs élucubrations grâce aux doubles sens concret et abstrait des mêmes mots revendiqués par les scientifiques et l’usage commun : par exemple l’adjectif « intelligent » n’a pas le même sens pour un étudiant en humanités et pour un programmeur de calculs sur ordinateur ou le concepteur d’un capteur qui renseigne finement sur une scène de rue anormale (l’adjectif a alors le sens spécifique anglo-saxon). Le risque, c’est qu’à un moment donné cela débouche, par paresse intellectuelle, sur une vision réductionniste de l’univers comme emboîtement simplement un peu plus compliqué de machines, tels les rouages de l’horloge astronomique de Strasbourg : on « réduit » alors les trois niveaux pourtant irréductibles de composants mécaniques (et informatiques), de calculs mentaux inconscients ou non et de relations et inspirations conjointes entre les esprits, à un continuum plus simple à gérer philosophiquement ; ce regard réducteur et ses perspectives unificatrices (« moi, contrairement aux simples d’esprit, je vais vous dire pourquoi tout cela est très simple ») enflent d’orgueil ceux qui les cultivent.

________CATHOLICA : Finalement, la parade est matérielle, puisqu’il y a un mur sur lequel peuvent se briser les réalisations conformes à ces utopies : celui de l’économie, tant de la production, qui coûte trop cher, que de la consommation quand elle ne suit pas, parce qu’elle aussi est coûteuse ou bien parce qu’elle est freinée par la peur (comme devant tout ce qui paraît relever des créations de Frankenstein : le clonage, les chimères, les appareillages physiques…). On a l’impression que plus le discours triomphaliste se diffuse, plus cette peur augmente.

________PIERRE PERRIER : La peur de l’erreur qui vous transformerait en l’un de ces rouages sans liberté croît effectivement et l’on se replie souvent sur l’amour familial qui semblerait échapper à la mise en rouages capables de vous broyer ; aussi le maillon faible de la conquête idéologique totale est-il du côté des plus jeunes. Beaucoup prennent cependant le scientisme comme une nouvelle drogue en acceptant de manipuler virtuellement des robots auxquels on prête des sentiments humains dans des batailles ; leurs « effets spéciaux » artificiels, splendides et horribles à la fois dans des affrontements sans merci, seraient refusés avec horreur par les parents et les médias s’ils voulaient bien prendre en compte l’impression produite dans des cervelles encore mal formées. Auparavant il y avait le marxisme, vécu comme une sorte de religion magique préparant des lendemains enchantés, pourtant sans la moindre trace de rationalité réelle. Et aujourd’hui, c’est la nouvelle vulgate scientiste qui a pris le relais.

________Les jeunes marxistes se moquaient de la foi populaire, mais ils conservaient une part d’indulgence et de poésie relativement à leur vie sentimentale et se retranchaient par contre en public derrière leur croyance supposée avoir réponse à tout. Aujourd’hui le fondamentalisme scientiste fait de même, mais la famille est devenue fragile et est contestée par les scientistes car elle est le refuge de ce qu’ils considèrent comme irrationnel. De plus ce lieu d’amour filial n’est plus nourri par les cultes familiaux de valeurs incontestées, par la compassion et la vertu de fidélité, qui sont désormais prises comme obstacles à la liberté. Pourtant si ce qui a été stupide rationnellement dans la pensée révolutionnaire du XXe siècle est bien connu, on continue à faire croire avec succès que les machines humaines ne peuvent être libres par nature mais seulement par hasard et que le libre arbitre n’existe pas. Maintenant, on doit donc chercher pourquoi, en dernier ressort, cela reste accepté aujourd’hui alors que l’on sait combien ces pensées totalitaires ont asservi des hommes moins cultivés dans le passé. La réponse n’est-elle pas dans l’immense vide spirituel actuel alimenté par un manque quasi total de discernement sur la réalité humaine et sociale, pourtant analysée finement tant et tant de fois dans les classiques du passé, surtout aux temps des totalitarismes d’Etat ?

________Et là il y a une grande responsabilité chrétienne vis-à-vis de tout ce qui s’est passé par manque de discernement puis de réaction appropriée et relayée par les médias dans la période post-conciliaire, pourtant grosse de l’écroulement des régimes totalitaires matérialistes. Les pensées et les régimes totalitaires se nourrissaient d’« idiots utiles » chers à Lénine et de l’hésitation à réagir contre des mesures inacceptables humainement : bien trop de chrétiens laissent faire sans réagir, ni assurer les réactions adéquates !
________Il s’est créé un vide de discernement, et peu de responsables de l’Eglise l’ont perçu. Au contraire, ce fut la période de l’embellie du darwinisme et de sa variante syncrétiste teilhardienne, du New-Age et des religions du Corps puis de la Nature, des disciplines psychologiques occidentales et orientales religieusement syncrétistes et relativistes qui ont contribué à accentuer le vide et l’absence de réactions rationnelles. On a vu alors se créer des cercles teilhardiens-darwiniens dans les milieux scientifiques qui ont ancré le scientisme dans des esprits qui auraient dû le rejeter comme réducteur, et des cercles psychosociologiques dans les milieux littéraires qui auraient dû en dénoncer la courte vue ; mais ceci se propagea avec d’autant plus de facilité dans les universités qu’il y régnait un profond manque de formation philosophique et théologique. L’Union rationaliste en a tiré profit, groupement qui a d’ailleurs servi de complément intellectuel aux cercles descendants et porteurs des idées des Lumières qui servirent de creuset à l’élaboration de la nouvelle utopie scientiste que nous connaissons aujourd’hui ; ils en firent une composante essentielle de la religion d’Etat qui supporte l’autorité civile des démocraties ou « démocratures » (selon le mot d’un grand savant hongrois réfugié à Washington) proposée à tous les pays comme la voie du progrès ; laquelle est ainsi dotée d’un prêt-à-porter intellectuel ou pensée unique se nourrissant du scientisme confus des Lumières ; cette quasi religion du pouvoir et ses prétentions démocratiques et laïques est celle des nouveaux maîtres des lieux de pouvoir et surtout des lieux de culture qu’ils sont seuls à financer et donc à dévoyer. Toutefois les pays émergents refusent désormais les principes mêmes des démocraties occidentales et la foi y est moins soumise aux qu’en dira-t-on et finalement plus solide.

________CATHOLICA : Il y a donc des groupes productifs, des foyers dans lesquels se fabrique et s’entretient cette nouvelle vision du monde. Mais comment celle-ci se répand-elle ?

________PIERRE PERRIER : Il faut ici souligner l’importance des films de science-fiction et le fait qu’ils ne peuvent être produits sans faire recours à des experts. Or ce sont justement ceux qui élaborent les discours dont nous parlons. Ils deviennent les conseillers techniques et les inspirateurs des films et jeux vidéos fantastiques ou d’horreur qui déferlent en ce moment, comme des bandes dessinées et de quelques autres produits littéraires spécialement ceux des groupes de chanteurs. Ces films et jeux sont cependant les moyens privilégiés de diffusion des fruits de leur imagination, qu’ils cherchent avec beaucoup d’empressement à faire partager. Sous ce rapport encore, dans cette espèce de ferveur communicative, nous retrouvons un trait d’apparence religieuse. Ces scientifiques sont en train de tester au niveau des masses les thèmes qu’ils inventent. C’est un procédé qui reprend, sur un autre terrain, ce qu’avaient fait en matière d’expérimentation sociale les universitaires de la fin des années soixante, quand ils lançaient les interprétations de Freud, Reich, etc. Ou encore des tentatives comme celle de Palo Alto sur l’éducation améliorée ou la vie familiale idéale, qui ont fini par tourner court. Mais curieusement certaines théories ont un immense effet retardé ; c’est le cas des pédagogies reprenant des apriorismes venant des Lumières qui avaient été testées à grande échelle aux Etats-Unis, telles les méthodes globales d’apprentissage de la lecture. Celles-ci ont traversé l’Océan puis ont finalement abouti en France où l’on a reconnu et amplifié leurs caractéristiques selon leurs présupposés idéologiques, reconnus avec plaisir comme composantes de la pensée unique, alors qu’on les abandonnait pragmatiquement devant leur inefficacité et leurs effets délétères, d’abord aux Etats-Unis puis en Grande-Bretagne ; leur élimination en France, après des dégâts connus cependant dès les premières années, n’arrive pas à se concrétiser et a encore récemment provoqué des réactions de refus de toute amélioration, jugée contraire au politiquement correct.

________Ainsi des modèles d’anthropologie totalement ignorants des connaissances éprouvées du passé et tout autant des résultats scientifiques du présent sont proposés dans un monde où les contes de fée modernes à base d’apocalypses « virtuellement réussies » ont les mêmes fondements idéologiques tout aussi magiques mais puisés dans les scientismes les plus naïfs. Les vecteurs médiatiques nouveaux et leurs supports numériques de diffusion mondialisent ainsi des idéologies par delà tout discernement, lequel nécessite toujours une réflexion à « tête reposée » ; les débuts du scientisme ne pouvaient avoir une telle audience et l’on est bien loin des romans de Jules Verne qui exaltaient encore les vertus humaines. C’est ce qui explique la cohérence que l’on constate dans la répétition incessante de ces thèmes dans les médias.

________C’est ainsi que sont mis à l’ordre du jour la redéfinition de la conscience, le lien entre l’homme et l’animal, le gender… Ce dernier cas est certes plus complexe, mais se rattache à la même volonté de scientificiser tous les éléments de ce type de discours.

________Les lieux d’élaboration de ces théories déstructurantes pour l’homme sont peu nombreux et de toute manière ne mettent en oeuvre que des noyaux très peu importants de personnes. Il y a, outre l’habituel Ouest américain, un foyer anglais, un foyer belge (autour de l’ULB) et néerlandais, et un foyer français. L’Italie est moins contaminée à cause de la présence de l’Eglise, ce qui n’exclut pas des dérives scientistes dans les universités romaines, y compris pontificales, par des compromis plus que douteux que l’on aurait crus mieux discernés (évolution, déviations éthiques voire théologiques) parmi des membres du clergé ou du corps professoral des universités catholiques. Mais il ne faut pas non plus négliger une aile extrémiste de ces mouvements qui en radicalise les composantes et qui touche beaucoup de jeunes par les bandes dessinées, les films et autres prestations de groupes de chanteurs qui relaient les effets assourdissants de ce monde « synthétique » vers un satanisme évident au-delà des surnaturels de bazar qui fleurissent partout sans ordre. La France n’a pas su encore se protéger de ces extrémismes dangereux.

________CATHOLICA : Sur le contenu des conceptions véhiculées de la sorte, il semble qu’il n’y ait, sous l’enrobage scientifique et les visions utopiques, que le bon vieux matérialisme de l’antiquité, et avant tout le panthéisme.

________PIERRE PERRIER : Oui, nous sommes en plein panthéisme. Il suffit de lire Ilya Prigogine – prix Nobel de chimie 1977 et membre de l’ULB – pour s’en assurer. On retrouve toute une série de mythes philosophiques, comme l’autoconstruction de l’Esprit dans un monde éternel qui n’a besoin d’aucun Créateur mais qui équivaut en théologie classique à un Dieu créateur réparti partout. En constatant que « de grandes structures peuvent sortir d’un chaos complètement aléatoire » et que « la présence de non-linéarités alimentant la croissance dynamique de ces structures stables suffisent pour qu’elles l’emportent sur le bruit contrairement aux lois de la Thermodynamique classique » [7], Prigogine a fourni aux scientistes un argument de poids qui est connu comme la théorie de « l’émergence », tarte à la crème et slogan de ceux qui sont en mal d’explication des origines de la complexité et des niveaux de la vie. Auparavant les matérialistes préféraient parler de génération spontanée, une expression antérieure aux expériences de Pasteur, allant des virus aux vertébrés, de la conscience à l’altruisme et que remplace désormais le continuum des émergences! Or la « loi » de la croissance de l’entropie en thermodynamique n’est qu’une expression de l’évolution d’un système selon ses lois fondamentales quand on en fait la moyenne, ce qui n’est nullement contradictoire avec une évolution vers une part générale aléatoire et une part locale ordonnée co-existantes. Mais les scientistes ont préféré retenir le concept de l’émergence (l’ordre nouveau émergeant du chaos ancien !) nulle part attestée comme base vraisemblable de la Vie, sinon en aplatissant la nature nouvelle.

________Trois mots clés organisent cette vision d’ensemble : nano, devo, info. Nano : on est descendu au monde quantique, on ne pourra donc pas aller plus bas, donc on prétend « maîtriser » les bases du réel, même si l’on admet qu’elles sont compliquées et peuvent être affinées ; devo : on ne veut pas directement dire évolution, alors on parle de développement ou de dévolution, bien entendu par émergence au hasard ; et info, parce que tout est censé se passer dans le monde de l’informatique, bien que l’on n’ait jamais vu un programme traité par le hasard atteindre un niveau culturel. Avec ce trinôme, on va tout expliquer et justifier tous les rêves, dont celui de l’amélioration de l’homme. Ce sont les mots clés du nouveau prométhéisme qui constituent la dernière forme du scientisme ; ils reprennent une nouvelle fois le mythe de l’homme nouveau tel qu’il a été élaboré depuis le XVIIIe siècle, sans trop d’ailleurs rappeler les politiques cohérentes racistes et eugénistes pour l’obtenir, telles que les recommandaient les philosophes des Lumières contre l’abominable religion catholique qui les refusait.

________CATHOLICA : Les scientistes actuels se veulent parfaitement matérialistes, mais ils se contredisent, puisqu’ils prétendent expliquer aux autres des choses que ceux-ci ne perçoivent pas d’eux-mêmes, et qui plus est ils annoncent l’avenir avec beaucoup de certitude mais s’appliquent à le conformer à leurs prophéties. Comment supportent-ils cette contradiction ? Se considèrent-ils comme une avant-garde du passage à une émergence supérieure ?

________PIERRE PERRIER : L’origine du scientisme est fortement teintée par le luthéranisme et sa conception de l’élection. Dans le système de l’évolution, il y a les meilleurs qui survivent. C’est une pensée élitiste jusqu’au bout des ongles, et raciste également. Donc les gens dont nous parlons sont convaincus d’être en tête du processus : ils vont émerger dans la surhumanité. C’est ainsi qu’ils se convainquent qu’ils ont une charge à assumer, à laquelle ils confèrent une valeur quasi religieuse : prendre le pouvoir pour le bien de tous.

________Evidemment on peut s’inquiéter d’une possible transposition politique de ce contrôle des cerveaux. Il n’est pas exclu que le monde chinois puisse un jour être le lieu d’élection de telles idées. La Chine n’est pas imprégnée par l’hypothèse luthérienne, mais on y rencontre l’idée assez analogue de la nécessité du travail et de la hiérarchie fondée sur le « Fils du Ciel » (il s’en est fallu de peu que Mao fonde une dynastie, et cela était parfaitement envisageable). Ce n’est qu’une possibilité, mais qui doit être d’autant plus envisagée que dans peu d’années, la plus grande concentration de scientifiques se trouvera en Chine.

Notes :

1. T. Teodorov, « Scientisme et totalitarisme », dans Stéphane Courtois (dir.), Quand la nuit tombe. Origines et émergence des régimes totalitaires en Europe, l’Age d’Homme, 2001, pp. 291-92.

2. Luigi Giussani, Peut-on vivre ainsi ?, trad. française Parole et silence, 2009.

3. P.J. G. Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme (1802).

4. Emmanuel-Joseph Sieyès, Manuscrits. 1773-1799, tome I, Champion, 1999.

5. Pour l’analyse des retombées de ce scientisme fondateur sur les lois actuelles, se reporter à la série d’ouvrages du professeur Xavier Martin sur « L’homme des droits de l’homme » (DMM éditeur, de 2002 à 2009).

6. Cf. Jean-Pierre Dupuy et Pierre Livet (dir.), Les limites de la rationalité, Actes du Colloque deCerisy 1993, La Découverte, 1997.

7. Ilya Prigogine, Paul Glansdorff, Structure, stabilité et fluctuations, Masson, 1971, passim.

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Pierre Perrier a fait plusieurs interventions au sujet de la science et du scientisme. Vous pouvez visionner celles-ci,, moyennant paiement :

  1. Science : sa place dans la mondialisation?
  2. Ecole : l’apport des sciences
  3. Science : comment va-t-elle évoluer au 21ème siècle?
  4. Science : la France, victime de son passé scientiste?
  5. La France serait victime de son passé scientiste?


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One thought on “La menace du scientisme – Pierre Perrier

  • 11 novembre 2020 at 15 h 37 min
    Permalink

    Bien que publié en 2010, ces réflexions de Pierre Perrier éclairent très justement la situation actuelle dans le monde de la pandémie liée au Covid 19 et tout particulièrement en France où sont bien peu nombreux ceux qui tiennent encore une réflexion éclairée sur les décisions totalitaires et contradictoires de nos dirigeants politiques imbus de scientisme !
    JAM

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