Codex Bèze /Peshitta araméenne: Marc 7,32-35

Etude orale de Marc 7,32-35 : la guérison de l’aveugle-né

Comparaison entre le manuscrit D05 dit « de Bèze » et la Pešitta araméenne

_____Parmi les manuscrits grecs anciens des Évangiles et des Actes des Apôtres, le Codex D05 dit « de Bèze » est une référence majeure. Ce manuscrit est une copie du texte rapporté d’Orient vers 140 à Lyon et qui sera détenu par l’évêque du lieu, Irénée. Pour la petite histoire, il est arrivé entre les mains de Théodore de Bèze suite au sac de Lyon (que les Protestants occupèrent de 1562 à 1563) ; la couverture du manuscrit, couverte de pierres précieuses, disparut dans le vol mais le manuscrit lui-même échappa à l’incendie du monastère St Irénée allumé par les Protestants (qui jetèrent les restes de St Irénée dans le Rhône).  Copié vers l’an 400, il reproduit le texte grec irénéen et est donc un témoin « pré-marcionite ». Sa qualité est très supérieure à la plupart des autres manuscrits grecs. Il faut néanmoins y relever d’innombrables fautes, dues presque toutes à des inattentions du copiste. On est loin de ce qu’on appelle aujourd’hui le « texte grec », qui a été établi au 20e siècle par Nestlé-Alland et qui est une belle compilation artificielle des meilleures versions de chaque passage (au point de vue du grec) !

______Le texte araméen des Assyriens a été imprimé par les Anglicans d’Ourmia à la fin du 19e siècle, sur la base du manuscrit du Patriarche. Beaucoup d’autres manuscrits des siècles antérieurs sont aujourd’hui disponibles, par exemple le Khabouris. Contrairement au grec, les variantes entre les manuscrits anciens sont minimes.

______Cette différence est due à la transmission orale vivante dans la culture araméenne (les chrétiens araméens apprennent par cœur, surtout le Nouveau Testament), tandis que, dans l’Empire romain, cette culture orale s’est perdue. Lorsqu’on ne connaît pas un texte par cœur et qu’on le recopie, une multitude de fautes apparaissent facilement – c’était souvent un travail d’esclave, travaillant pour des entreprises auxquelles un client commandait telle ou telle copie de manuscrit. En Orient, de telles entreprises n’exisent pas : c’est dans les monastères que les Saintes Ecritures étaient copiées. Il ne faut pas oublier qu’à la base même, le témoignage des Apôtres en araméen qui a été mis par écrit et cristallisé en quatre « évangiles » était fait pour être appris par cœur : la Bonne Nouvelle était faite dès le départ pour être apprise et récitée en de vastes ensembles très structurés selon les techniques orales. Tous ces éléments expliquent la qualité remarquable de la transmission araméenne des Evangiles.

______Aujourd’hui, quand on compare le texte araméen de la Pešitta (retransposé plus bas en caractères du 1er siècle) avec le texte grec dit « de Bèze », on constate non seulement que le premier reproduit un enseignement oral primitif, mais que le grec traduit comme il peut ce texte araméen, non le contraire !

______Dans l’attente de recherches plus élaborées, voici déjà un exemple de cette dépendance. Le Codex D05 (évangiles + Actes) est accessible par exemple sur le site de l’université de Berkeley (nom à indiquer : any ; code : any)

Voici la photo du passage Marc 7,32-35 dans ce manuscrit grec :

codexbeze_
…et l’interlinéaire araméen-anglais :

interlineairepesitta______Comparons ligne à ligne le texte grec à celui la Peshitta transposé en lettres carrées :

comparaisonlettrescarres

_

Manuscrit grec D05 dit « de Bèze » (qui est très probablement la copie d’un texte rapporté par saint Irénée à Lyon vers 140)

__Dans cette copie de bonne qualité, on trouve néanmoins quatre fautes de copiste pour dix lignes (le mot ptusas a même été copié une ligne trop haut). Si l’on place les KAI – ET en début de chaque ligne (il en manque d’ailleurs un), ce passage montre bien que la récitation orale est sous-jacente.

__En fait, l’original grec d’Irénée doit être une traduction d’un texte en araméen de Terre Sainte ; le mot mal reproduit emmaüs du D05 ne peut s’expliquer que par une erreur de lecture sur un original écrit en caractères « mer Morte » (« Pšytta » – voir colonne en face).

__Dans le déchiffrement du D05 publié par Gwilliam, les points de reprise du souffle ne correspondent pas à la structure de l’araméen, et coupent arbitrairement en deux les trop longues lignes 3 et 6. Pour la 3e, on a : Kai apolabomenos auton. apo tou oxlou kat’ idian, soit 9 +10 pieds = 19 là où l’araméen en a seulement 11.

Texte de la Pešitta assyro-chaldéenne (transposé en caractères du Ier siècle – dits « hébreux carrés »
mais araméens anciens en réalité)

____On remarque la structure des phrases, qui exprime le développement même du récit !

____La transmission par cœur a permis une conservation très sûre, les écrits servant avant tout d’aide-mémoire. Aux temps apostoliques en Judée, les mises par écrit se firent en araméen de Judée, à l’aide de caractères semblables à ceux des manuscrits de la mer Morte ou de caractères araméens d’Empire (adoptés par les Hébreux), utilisés ici. On peut appeler « Pshytta » ces mises par écrit premières, marquées par des tournures judéennes ou galiléennes, à l’origine de la Pešitto (occidentale) et de la Pešitta (orientale) – celles-ci ne différant quasiment que par la voyellisation.

____La Pešitta, écrite en caractères estrangelo auxquels on ajouta des voyelles et des flexions au cours du 5e siècle, porte quelques variantes dialectales de l’araméen parlé dans l’empire perse, essentiellement quant à la prononciation.

____Mgr Francis Alichoran, fondateur de la Communauté de Sarcelles, pouvait relever dans le texte actuel de la Peshitta des tournures typiques de l’araméen de Galilée, et d’autres  très marquées par les hébraïsmes de l’araméen de Judée !

Traduction littérale de l’araméen présentée selon la structuration orale :

Et ils menèrent à lui un sourd assuré muet           Et ils lui demandaient de mettre sur lui une main.
____Et il l’a éloigné de la foule à l’écart
________Et il a mis ses doigts dans ses oreilles
____________Et il a craché et touché sa langue.

Et il a regardé vers les Cieux et soupiré                 Et il a dit à lui : Ouvrez-vous.
____Et à ce moment furent ouvertes ses oreilles
________Et fut délié l’empêchement de la langue
____________Et il parlait correctement.

(documents parus dans le n° 128 de Résurrection)

Sources : Pierre Perrier, Evangiles de l’Oral à l’Ecrit, page 291, Sarment (revu et complété par EMG)
– le livre Les collier évangéliques du même auteur est disponible en intégralité

Voir également ci-après les commentaires sur le récit de la « femme adultère » (début de Jn 8).

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2 thoughts on “Codex Bèze /Peshitta araméenne: Marc 7,32-35

  • 13 juillet 2018 at 2 h 06 min
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    comment expliquez-vous la Peshitta ne reprend-elle pas la péricope de la femme adultère (Jean VIII) alors que cette péricope se trouve dans le codex de Bèze?
    (cfr. dans la Khabouris cette péricope manque). Par ailleurs, Eusèbe rapporte (Hist. eccl. 3: 39) que l’écrit de Papias sur les évangiles contenait l’histoire d’une femme qui, à cause de ses péchés, fut accusée devant le Seigneur. « Cette histoire, ajoute-t-il, se trouve dans l’évangile des Hébreux. » Donc ce dernier ne serait pas la Peshitta?

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    • 13 juillet 2018 at 9 h 04 min
      Permalink

      Cette question est intéressante. Le récit de la « femme adultère » constitue un dossier beaucoup plus vaste que les données très parcellaires avancées par le commentaire précédent.
      En fait, tous les exégètes savent que la « place » de ce récit a beaucoup varié, pour finalement se retrouver au début du chapitre 8 de Jn (tel qu’il a été découpé et numéroté en Occident). Certains mss anciens le placent en Lc. Ou ne le placent nulle part, comme c’est le cas de nombreux mss grecs. Les Pères grecs n’y font aucune allusion avant le XIIe siècle. En Jn, il forme la deuxième perle du collier de la transfiguration, mais certains mss le placent à d’autres endroits. Mais est-ce une question de « place » ?
      Des remarques préalables s’imposent.

      Nous sommes dans un monde de composition orale. Le récit de la femme adultère ne peut provenir que d’elle-même, et ce témoignage n’a donc pas le même statut que les récits composés par les témoins de la résurrection, en priorité les apôtres. Et il touche un point sensible – après Jésus, même le judaïsme rabbinique n’appliquera plus la sentence de mort par lapidation (remplacée par des coups de fouet). La vraie question est : ce récit, si important mais délicat (ne pourrait-il pas être compris comme un encouragement au vice ?), connu des hébreux chrétiens et provenant d’une pécheresse, devait-il être mis au rang des autres témoignages répétés dans les liturgies ? Remarquons que Jn, précisément, n’a pas été composé pour la liturgie dominicale (il y a été introduit que tardivement, et pas partout)…

      Cette question a été traitée par Pierre Perrier déjà dans Karozoutha et par Frédéric Guigain dans Exégèse d’oralité (tome II, 2017, p. 241-249). Pour être connu et se transmettre dans un monde de traditions orales, un récit n’a pas besoin d’être consigné dans des écrits liturgiques – ce que sont les évangiles synoptiques (ils sont des aide-mémoire lectionnaires). Eusèbe (non Papias) dit que ce récit se trouve dans « l’évangile selon les Hébreux », c’est-à-dire dans l’évangile selon saint Matthieu : il est possible en effet qu’Eusèbe ait vu ou entendu parler de l’un ou l’autre aide-mémoire selon Mt en araméen qui l’ait retranscrit. En tout cas, ceci indique que ce récit est d’origine araméenne et qu’il fut traduit tardivement en grec ; F.G. avance d’autres arguments encore en ce sens – notamment le fait que, au moins dès le VIe siècle, le récit se trouve effectivement dans certains mss araméens.

      Le travail fait par Nestlé-Aland sur les vieux mss araméens apporte un éclairage supplémentaire, en particulier en relation avec le verset 5 : « Et dans la Loi de Moïse, cependant, Il [Dieu] a commandé de lapider de telles [gens = femmes et hommes] ». Dans le Codex de Bèze et dans les versions actuelles en français, on lit que c’est Moïse qui a « commandé ». De plus, on lit que ce sont seulement les femmes qui sont punies – ce qui est contraire au texte même de la Loi (Lv 20,10 ; Dt 22) !

      Et une troisième « erreur » – par déficit cette fois – s’est glissée dans les diverses traductions grecques du récit. La femme répond à Jésus : « Personne, Seigneur (oudeis, kurie) ». Mais le texte araméen dit : « Aucun homme, Seigneur-Ya [pour Yahweh] ». Ce qui est logique, car le seul législateur est Dieu (pas Moïse), et la femme reconnaît ainsi que Jésus a le droit de parler au nom de Dieu ! Ce témoignage fort constitue sans doute une des raisons pour lesquelles ce récit s’est transmis largement dans le monde araméen et d’abord si peu dans le monde gréco-latin, davantage préoccupé de morale conjugale que de la question de la Loi.

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