Apport des Chrétiens d’Orient

L’APPORT DES CHRÉTIENS D’ORIENT

Apport des Chrétiens d’Orient, conférence de Pierre Eïd en vidéo à voir ici.

À la suite des attaques subies par Sylvain Gouguenheim, après la parution en 2008 de son essai Aristote au Mont-Saint-Michel, il était temps de rétablir certaines vérités sur les Chrétiens d’Orient et leur apport à l’Europe, n’en déplaisent à certains qui voudraient bien vite les assimiler à la civilisation islamique.

C’est tout le mérite de cette brève étude de Pierre Eïd († 2011), alors président d’EEChO, spécialiste de l’histoire de la Turquie, de nous rappeler combien les chrétiens d’Orient ont été source d’un savoir inépuisable, tant en matière de philosophie, de sciences que de théologie. Publiée en 2008, elle montre aussi l’ampleur et l’accélération de la catastrophe que constituent pour l’Orient les persécutions et l’exode de ses chrétiens depuis lors.

Vous pouvez entendre Pierre Eïd dans une conférence où il reprend les points forts de son étude.
Vidéo à voir ici
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     Cet essai, forcément succinct, est limité dans le temps, ainsi qu’à l’examen des apports de l’Eglise melkite, et, dans une moindre mesure, de L’Eglise syriaque. Il ne couvre que les disciplines de traduction et d’exercice de la médecine et de la philosophie. Mais par extension et homothétie, on comprendra combien les abondantes contributions des Eglises jacobite, assyrienne, grecque, copte et arménienne ont aussi pu se révéler déterminantes à la formation de l’identité chrétienne de l’Europe, et ce dans tous les domaines, notamment les sciences exactes, la théologie, la littérature religieuse et profane, l’hagiographie, l’apologie, l’histoire et la géographie …

« Chrétiens islamiques »

     Cette notion incongrue formulée, semble-t-il, par des professeurs experts médiévaux, en dit long sur la méconnaissance profonde du fait chrétien en Orient, signe apparent manifestant leur ignorance profonde du christianisme, de son empreinte civilisationnelle et de sa valeur salvatrice. Ces chrétiens d’Orient sont-ils consignés comme les indiens dans leurs réserves ? N’ont-ils rien à dire sur leur passé prestigieux, leur présent, en tant que ferment de civilisation, et leur futur comme bâtisseurs de paix dans cette région du monde si troublée ? Les méandres de la pensée occidentale aboutissant à distinguer la civilisation islamique et l’islam ne peuvent qu’aboutir à une impasse en masquant la réalité.

     En Orient, toute personne s’identifie avec fierté à sa religion du fait que la vie du sacré et celle profane tendent vers l’unité de la personne et contribuent à son épanouissement. Il n’en est pas de même pour la pensée occidentale qui accuse une profonde dichotomie entre ces deux aspects de la personnalité allant jusqu’à une séparation agressive ou un blocage psychologique hermétique.

     En islam la soumission à la charia et à son ritualisme outrancier est totale, en dehors de toute raison et d’analyse critique. Dès lors toutes les exigences d’une société résultant de la fusion des pouvoirs temporels et spirituels aboutissent à exercer un pouvoir absolu. Aussi, islam et civilisation, ne font qu’un pour déterminer une entité unique « la société musulmane » et son extension dans l’oumma. Cette réalité est si éloignée de la pensée libérale européenne qu’elle échappe à l’entendement de ceux qui s’y intéressent.

Les sociétés chrétiennes

     Le christianisme avait imprégné de son empreinte toute la brillante société antique hellénistique et sémitique, sans oublier l’inoubliable phare intellectuel de cette époque qu’était Alexandrie, laquelle était reconnue comme « l’esprit du christianisme », tandis que Rome en était « le cœur ». Ces sociétés chrétiennes dans leurs diversités légitimes, mais dans l’unité de la même Foi, s’étendaient de Constantinople à l’Euphrate, et par delà jusqu’en Chine. Les communications et les échanges étaient intenses, tant vers l’Est par la route de la soie, que vers l’ouest romain encore en développement largement tributaire de ces courants de pensées. L’Occident était demandeur pour appréhender les connaissances résultant non seulement des traductions des ouvrages de l’antiquité grecque, mais aussi des nouvelles productions originales réparties dans tous les domaines du savoir religieux et profane. Les monastères à partir du V° siècle, bruissant d’activités fécondes, formaient des courroies de transmission efficaces. Qui se souvient des relations suivies et régulières de Sainte Geneviève demandant des conseils à l’ermite Saint Siméon le Stylite au nord d’Alep, en Syrie ? Sur cet emplacement s’élevait une immense et imposante basilique devenue le centre d’un rayonnement spirituel et sociétaire attirant d’immenses foules pèlerines.

La domination musulmane

     Les envahisseurs musulmans en assurant leur domination sur ces régions florissantes se heurtent à une civilisation qui les éblouit durant la période omeyyade. Minoritaires dans cet océan chrétien, ils assurent d’une part leur domination par leurs armées et l’application du statut inférieur et infamant de dhimmi, et, d’autre part, ils laissent les élites chrétiennes se développer et poursuivre leurs recherches et travaux dans tous les secteurs de la vie intellectuelle. Ils se mettent à l’école des brillants centres culturels existants pour découvrir avec surprise et étonnement la subtilité de l’esprit grec, la richesse des œuvres sémitiques tant syriaques que melkites, et les prouesses de la science contemporaine. Mais en 750, les Abbassides renversent la dynastie des Omeyyades dans un bain de sang, et transfèrent la capitale de l’empire de Damas à Bagdad. Dès lors le pouvoir échappe aux arabes et passe entre les mains des Iraniens. C’était la revanche du Persan sur l’Arabe.

     Pourtant, à cette époque, la langue arabe fut conservée, imposée exclusivement et obligatoirement dans tous les actes publics, marginalisant ainsi en les affaiblissant les langues autochtones. C’est ce qui se passe de nos jours avec la prédominance de la langue anglaise qui risque d’être imposée comme l’unique moyen d’échanges en Europe et en Occident. Les intellectuels chrétiens et les élites ainsi que les monastères s’y mettent rapidement et arrivent à maîtriser parfaitement le grec, le syriaque et l’arabe.

     L’irruption des chrétiens dans la langue arabe les amena à l’enrichir pour l’adapter aux nécessités de la traduction des œuvres antiques dans cette langue encore un peu fruste. Le vocabulaire s’enrichit, la syntaxe s’assouplit la rédaction se clarifie. Les genres littéraires s’affirment ou se créent car les idées et doctrines nouvelles demandent une expression adéquate. L’apport des chrétiens est indubitable dans ce domaine. Il s’est renouvelé à la fin du 19° siècle en Syrie et Liban sous la domination Ottomane. Des intellectuels chrétiens (Michel Aflak) ont provoqué une véritable renaissance (ou Nahda) de cette langue qui a marqué de son empreinte le 20° siècle jusqu’à nos jours, participant à l’émergence des partis laïques Baas au pouvoir en Syrie ainsi qu’en Irak du moins avant l’agression anglo américaine.

     Les secrétaires du Diwan ou chanceliers chrétiens (Kàteb) jouaient un rôle capital dans la vie administrative et littéraire des califats. . Ils parvinrent à façonner la prose arabe et à contribuer d’une façon définitive au développement d’Al Adab (le raffinement et la culture qui caractérisèrent la brillance de la civilisation islamique) ainsi qu’à la prose rythmée. Les plus connus sont, entre autres, Al Fadl Ibn Marwam qui servit les califes Al Ma’Mun (813-837) et Al Mu’tassem. Parmi eux, on pourrait ajouter ceux qui ont été élevés à la dignité patriarcale : Elie 1er (907-934) et Théodose II (945-943). Au XIIIe siècle, les coptes deviennent des philologues réputés. Le plus célèbre était Athanase évêque de Qüs. Il fut suivi par Jean, évêque de Samanüd et par beaucoup d’autres comme les Ibn el Assal et les Abu Barakat.

     D’où l’immense effort de traduction qui se développe durant cette période. Les chrétiens représentaient les éléments les plus productifs en passant avec aisance du grec au syriaque et ensuite à l’arabe ou du grec directement à l’arabe comme pour beaucoup d’œuvres d’Aristote. Edesse et Harran étaient devenus de grands centres de traduction. Les traducteurs des œuvres profanes et les médecins surtout chrétiens, mais aussi des juifs et quelques mazdéens fréquentaient davantage les cours des princes ; c’est ainsi que les versions s’étendaient surtout à l’héritage de l’antiquité païenne.
Mais parmi eux existaient des apologistes de talent tel Qusta Ibn Luqa. Toutefois jusqu’au XIe siècle les auteurs en langue grecque resteront toujours actifs surtout parmi les moines. De même des écrivains en langue syriaque se signaleront surtout dans la région d’Edesse ou de Harran, où cette langue solidement implantée résistait à la pression de l’arabe. De sorte que les disciplines religieuses et spirituelles seront exprimées selon les régions en grec, syriaque et arabe.

     Pendant la période abbasside les traductions des œuvres antiques grecques syriaques et persanes en arabe ont connu un essor florissant. Des centres spécialisés tenus par des chrétiens assurèrent le plus gros effort de transmission du savoir antique dans la langue arabe devenue véhiculaire Cela a nécessité un ardent désir de recherche scientifique et de réflexion philosophique. Cette activité intellectuelle et culturelle intense des IX° et X° siècles était due principalement aux élites chrétiennes ,juives et mazdéennes, poursuivant les œuvres de leurs devanciers en donnant par leur talent un lustre éclatant aux sociétés musulmanes. La maison de la sagesse ou Beit el Hikma fut fondée par Al Ma’mun et devint grâce à leur intelligence un centre actif d’études spéculatives et pratiques. Le melkite Yehya ibn Haled al Barmaki fit commenter et traduire les ouvrages scientifiques grecs comme l’Almageste de Ptolémée constituant ainsi une importante bibliothèque. Les traducteurs chrétiens n’étaient pas seulement des gens de lettres mais parfois des esclaves ou des captifs de guerre que leurs maîtres mettaient à contribution. Tel ce fils d’un vieux roumi qui s’appelait Yumn, lequel traduisit à Hamza el-Isfahani des passages de l’Histoire des empereurs de Byzance.

     Dans cette discipline de traductions, les chrétiens se taillèrent la part du lion. On peut citer d’une façon non exhaustive la famille de Bahtisu ; Hunain Ibn Ishaq ; son fils Ishaq et ses disciples ; Luqa Ibn Serapion ; le sabéen Tabet Ibn Qurra ( 836-901). Parmi les melkites : Qusta ibn Luqa ; Al Bitriq et son fils YahyaEustathe à la demande du philosophe musulman Al Kindi fit des traductions de Galien, et entre autre celle de la Métaphysique d’Aristote ; de même pour Hunain Ibn IshakAl Bitriq et son fils Yahya (+ 823) ont traduit de nombreux livres d’auteurs grecs dont Aristote comprenant le Livre des animaux, Hippocrate, Galien et une partie de Ptolémée. La version d’Al Bitriq connut une traduction latine par Michel ScotYahya, dont l’œuvre de traduction fut immense, composa ses propres productions sous forme de deux traités, l’un sur les poisons et un autre sur les espèces d’insectes, ouvrage probablement de pharmacologie. Une des versions de Qusta et de Yahya a servi au XIII° siècle à la traduction des Géoponiques de Bassus en bas Arménien. Abu Utman, médecin melkite inspecteur des hôpitaux de Bagdad, était aussi un traducteur. On lui doit notamment d’Aristote sept traités des Topiques, et des éléments d’Euclide.

     Le plus grand nombre de traducteurs chrétiens ont combiné la traduction d’ouvrages anciens à leur propre composition d’œuvres de médecine, de philosophie et de science. Ce courage des chrétiens animés d’une Foi inébranlable a fait qu’ils ont pu continuer d’assurer la continuité de leurs œuvres en dépit des persécutions violentes des Abbassides, des guerres civiles entre émirats, des razzias et des pillages par des tribus bédouines sans omettre la férocité du fisc qui ne laissait personne indifférent.

     Les dialogues et controverses islamo-chrétiens furent intenses jusqu’au début du XI°siècle. Les traductions en arabe des ouvrages grecs incitèrent des penseurs musulmans tel Al Kindi à critiquer les vérités fondamentales du christianisme. Elles se retrouvent de nos jours sans variation ni originalité, malgré les brillantes interventions des apologistes chrétien d’alors, tels Abdel Messih el Kindi, l’illustre Théodore Abu Qura évêque du Harran, Michel le Syrien, et tant d’autres qui ont défendu la vérité de leur Foi sans concessions, dans une construction logique inégalée de nos jours (où ce dialogue se réduit à un monologue qui efface ou cache ce qui peut fâcher). Toutes ces œuvres vulgarisent les notions essentielles de la Théologie : critique de la prédestination et de la création du Coran ; étude des origines textuelles du Coran ; analyse des rapports de Dieu avec le monde. Parmi les coptes, la figure de Sévère ibn al Mukaffa se détache d’une manière éclatante. Au IXe siècle , une puissante offensive doctrinale musulmane contre le christianisme fut déclenchée par Al Kindi et adressée à Michel III (842-867) au moyen de deux traités réfutant l’idée de l’existence d’un fils de Dieu coéternel et consubstantiel. La riposte a comporté, notamment, deux ouvrages de Nicolas de Byzance. Le premier, Exposé démonstratif et preuve de la doctrine chrétienne, le second, Réfutation du livre fabriqué par l’arabe Mahomet.

     Durant ces temps de guerre endémique entre les belligérants byzantin et musulmans, en suivant l’exemple de Mahomet, les princes musulmans adressaient aux rois des pays non convertis des lettres officielles exposant les grands principes de la doctrine musulmane en les pressant d’embrasser cette religion, ou, à défaut, de subir la guerre. L’envoi des ces messages était préalable aux hostilités, pour laisser le temps de la conversion aux infidèles avant d’engager contre eux des offensives vengeresses. De nos jours, ces mêmes procédés exigeant des chefs d’Etat (dont Chirac !) la conversion à l’islam ont été utilisés par Al Qaïda, préalablement à leur offensive terroriste, autre forme du jihad.

     Dans ce domaine des controverses christologiques, des renégats chrétiens prirent une grande part en retournant leurs connaissances contre la Foi de leurs pères. Ainsi le renégat passé à l’islam Al Hasan Ibn Ayubi, auteur d’un essai portant sur la critique du fils de Dieu et cité par le commentateur Ibn Taïmïya (988). Ce dernier, ainsi que le célèbre médecin Ar Razi, sont comptés au nombre des commentateurs du coran enseignés avec soin et fierté dans les écoles coraniques. Pourtant, leurs commentaires tendant uniquement à justifier les versets coraniques manquent de profondeur et de subtilité. Leur construction logique fait souvent défaut ou souffre d’une insuffisance de rigueur.

     Dans les sciences exactes, en philosophie et en histoire les chrétiens dominèrent ces disciplines par comparaison avec leurs collègues musulmans. Il en est de même en médecine et dans les traductions. Qusta Ibn Luqa est un des esprits universels dont le IX°siècle, celui des califes Haroun el Rashid et Al Ma’Moun, a connu un certain nombre d’échantillons. Il excellait en mathématiques, et fut médecin, philosophe, apologiste, historien, musicien et traducteur. Outre ses œuvres de production originale dans ces branches, il traduisit de nombreux ouvrages grecs en arabe et en syriaque, notamment plusieurs versions des œuvres de Platon et surtout d’Aristote, souvent directement du grec à l’arabe.

La philosophie

     Dès le califat d’Al Mutawakkel (847-861), l’intransigeance de l’orthodoxie islamique a été telle que la philosophie a été peu appréciée des musulmans qui en ont méconnu par exemple l’héritage des anciens, tels que Sophocle et Aristophane. La philosophie ne fut jamais bien prisée dans le monde musulman, sauf pour les brillants esprits tels Al Kindi (+873) déjà mentionné. Ce dernier utilisait les matériaux traduits du grec en arabe par les chrétiens pour lancer des diatribes contre le christianisme et Al Farabi (+950). Les Mutazilites essayèrent pour une courte durée d’introduire les spéculations rationnelles sur l’être ; ils furent rapidement étouffés par les critiques et les menaces des gardiens sourcilleux de l’orthodoxie musulmane. Ainsi la présence de penseurs chrétiens demeura prépondérante. Une place de choix est réservée au Pseudo Aréopagite (Ve siècle) dont les ouvrages étaient universellement répandus et réputés. Saint Jean Damascène l’avait reconnu comme une des plus vénérables figures de la pensée chrétienne. Au VIII° siècle Saint Jean Damascène développa le concept de la super essentialité de la nature divine. Les chrétiens pour leurs besoins apologétiques eurent recours à la philosophie grecque. Outre Porphyre, ils avaient particulièrement recours à la philosophie aristotélicienne surtout les œuvres touchant à la logique, la dialectique et la métaphysique notamment la notion de substance. Toutes ces œuvres avaient été traduites en syriaque compte tenu de l’importance des Eglises melkites et syriaques. Durant cette période fructueuse, des essais d’interprétations du Coran, notamment par le courant moutazilite, ont commencé à la suite de toutes ces confrontations. Ils tentaient de justifier par des méthodes rationnelles que Foi et raison ne pouvaient s’opposer. Mais tous ces efforts de rénovation ont subi un coup d’arrêt à la suite de la fatwa du calife Hakim en 1029, interdisant ces spéculations intellectuelles, ou ijtihad, pour limiter l’effort de réflexion à la seule lettre du Coran et des hadiths, privilégiant ainsi la « lettre qui tue » et non « l’Esprit qui libère ».

     Le califat abbasside, et la riche vie intellectuelle qui avaient marqué le 9e siècle, s’étiola. Arrivèrent les Fatimides qui favorisaient la philosophie, puis les Aiyubides, qui furent les adversaires acharnés de cette discipline. On rapporte que Salah El Din (Saladin) ordonna à son fils de mettre à mort As Sahrawardi à titre de semonce et d’exemple. Ultérieurement, le démembrement du califat abbasside et l’irruption des Mamelouks (1256) et des Ottomans (1516) renforcèrent le triomphe des doctrines plus rigoristes et orthodoxes d’El As’ari (l’asharisme), hostiles à toute spéculation rationnelle sur la Croyance. Pourtant durant les XIe et XIIe siècles, deux philosophes musulmans émergent avec brio, tels Avicenne (+1037) et Al Gazali (+1111). Ce dernier, tout en étant un des commentateurs du Coran, s’est avéré un violent détracteur du christianisme. Toutefois, cela n’a pas suffi à désarmer l’hostilité du pouvoir rigoriste de l’orthodoxie musulmane contre ses essais d’introduction rationnelle dans les bases de sa croyance. Pour éviter la peine capitale, il est rentré dans le moule du commentateur. C’est uniquement à ce titre qu’il est enseigné dans les écoles coraniques. En revanche, tous les grands écrivains ecclésiastiques controversistes, ou théologiens, de cette période étaient des philosophes rédigeant des traités relevant de cette discipline car à cette époque, médecine et philosophie allaient toujours de pair.

Averroès

     Ce penseur musulman de Cordoue est très prisé de nos jours par certains intellectuels occidentaux qui, par idéologie, lui attribuent arbitrairement la paternité des racines musulmanes de l’Europe. Il était l’auteur de traités aristotéliciens, déformés par l’introduction de la Gnose, et rédigés à partir des traductions tronquées délivrées à Tolède par certains centres culturels sabéens d’Edesse passés maîtres en la matière. La Sorbonne les a intégrés dans son corpus ainsi pollué par la Gnose musulmane. Heureusement, un siècle plus tard, Saint Thomas d’Aquin a réussi avec génie à purifier les textes originaux d’Aristote, lesquels ont servi de fondement à la philosophie scolastique dont la pure logique reste inégalée à ce jour.

     Les mésaventures d’Averroès n’étaient pas terminées pour autant. Condamné par les autorités rigoristes islamiques à l’exil au Maroc, il s’est vu signifié l’interdiction d’écrire à nouveau avec ordre de brûler ses livres en épitaphe. La destinée de ces deux hommes est vraiment contrastée. Le premier désavoué et banni par ses pairs est tombé dans l’oubli sans retombées bénéfiques. Le second, par son génie et sa sainteté, reste vivant dans la mémoire des peuples. Il a contribué à former avec d’autres, tels les saints Bonaventure et Anselme, le socle de l’identité chrétienne européenne.

Ecoles de médecine

     Tous les secteurs de la vie de l’intelligence et des arts durant ces siècles qui font rêver les occidentaux ont été fertilisés et irrigués par les talents des innombrables chrétiens qui en ont été les artisans talentueux. Les grandes écoles de médecine d’Alexandrie, d’Edesse, de Nisibin et de Gundisapur ont été fondées et étaient dirigées par des chrétiens, des juifs et quelques persans mazdéens.

     Une célébrité médicale de l’époque fut le sabéen Tabet Ibn Qura (+900), représentant l’Ecole de Harran. De même un des plus grands médecins et le plus connu est le fameux persan musulman Al Razi (+Vers 905). Ses écrits furent traduits en latin et connurent une célébrité en Europe jusqu’au XII° siècle. De nombreux médecins melkites produisirent des œuvres médicales d’une grande diffusion, à telle enseigne que la plupart des califes abbassides étaient entourés de médecins chrétiens à leur service à la cour califale. Il en est de même de nos jours, où certains chefs d’Etat s’entourent de médecins et de conseillers chrétiens auxquels ils accordent plus volontiers leur confiance, comme en Syrie ou en Irak avant la triste agression américaine. Ainsi, la grande famille des Bahtisu a dominé en médecine durant six générations sur plus de 250 ans. Sans oublier le célèbre Eutychius.

Le monachisme

     Les apports à l’Europe par les chrétiens d’orient se doivent d’être complétés par les influences du monachisme oriental.

     Saint Antoine le Grand (313) l’a initié en Egypte. Ses règles ont été formulées par Saint Pacôme en 353, largement inspirées des traités des époques pharaoniques. Jean Cassin, après dix ans passés dans les monastères du désert de Kella (Egypte), a fondé sur le même principe l’Abbaye de Saint Victor, leur équivalent à Marseille, suivi peu après par Saint Honorat dans les îles de Lérins. Cinq moines égyptiens ont implanté le monachisme en Irlande. De là sont partis ensuite des missions d’évangélisation de moines irlandais portant la Bonne Nouvelle en Gaule du Nord et jusqu’en Allemagne. Plus tard, Saint Benoît s’est largement inspiré du monachisme oriental pour établir sa règle monastique : labeur et prières régissant les ordres bénédictins et cisterciens, lesquels ont essaimé leurs couvents dans toute l’Europe, formant un millage serré et dense de prières, de travail et d’abnégation.

     Leur apport à la formation d’une identité commune européenne est non seulement considérable mais fondamental. Il en est de même pour leur participation active dans le développement socio économique et la formation spirituelle. Ils ont fourni un important travail intellectuel dans l’approfondissement des textes anciens, leurs copies leur transmission et la diffusion de leur propre production qui en découlait. Dès lors, il se forgea un sens commun de l’unité profondément ancré dans les racines chrétiennes : une seule Foi en Jésus-Christ mort et ressuscité ; un seul baptême et un seul cœur battant à l’unisson de la toute sainte et pure Vierge Marie. Ce même frémissement d’élévation spirituelle a été le ferment d’une nouvelle civilisation fortement imprégnée des valeurs évangéliques communes, s’étendant d’une extrémité à l’autre de cette Europe devenue ainsi chrétienne.

     Entre les VIIIe et XIIIe siècles, le foisonnement de vie monastique couvrit l’Egypte, la région antiochienne, et la Mésopotamie jusqu’aux Indes et l’Asie centrale. Elle animait, comme à Saint Macaire au Wadi Natroun (Egypte), à Saint Saba en Palestine ou avec saint Siméon le stylite en Syrie, des centres très actifs de vie religieuse et intellectuelle, produisant une pépinière de traducteurs en syriaque et en arabe des Patristiques grecques, syriaques et coptes. Elles ont à leur tour largement influencé l’occident latin, forgeant, de ce fait, une part de sa spiritualité chrétienne et donc de sa civilisation. Toutes les œuvres de la littérature syriaque profane et religieuse y furent rassemblées depuis la Bible, les écrits des Pères de l’Eglise jusqu’aux œuvres traduites d’Archimède, d’Aristote et Galien. Il en fut de même .des congrégations monastiques Géorgiennes établies en Syrie et en Palestine qui ont assuré la transmission de leurs connaissances et des textes s’y rapportant vers l’Ibéro-Caucasie.

     Hélas ! Une grande partie de ces couvents a été confrontée, sous la domination musulmane, aux troubles et à l’insécurité résultant des guerres intestines entre émirats concurrents ou prédateurs, à l’atrocité des pillages et des razzias, lesquels non contents de voler les butins accessibles, incendiaient les bâtiments avec tout leur précieux contenus de savoir et de connaissances accumulés à travers les siècles. Ainsi le prestigieux couvent de Saint Saba a été incendié par des tribus bédouines le 20 Mars 797, tuant dans leur folie haineuse 20 moines martyrisés pour leur Foi. Cette agression meurtrière entre mille autre n’a pourtant interrompu que provisoirement l’âge d’or de ses activités et de son rayonnement universellement reconnu.

Les croisades

     On ne peut négliger d’un trait de plume l’apport de la chrétienté orientale à l’Europe découlant de l’installation des royaumes Francs dans la région durant plus de deux siècles. Dès le XIIe siècle en effet, les croisés se mêlent à la population chrétienne, ou à des musulmanes baptisée sà la suite de mariages mixtes, fondant les envahisseurs et les indigènes (majoritairement chrétiens) en un seul peuple, parlant une seule langue et partageant la même Foi. 

     Ces unions provoquèrent l’émergence d’une génération originale surnommée « les Poullains ». Les chrétiens locaux, principalement melkites et jacobites, occupaient comme sous les régimes musulmans les postes clés de l’administration, constituant une classe d’élites de fonctionnaires, d’administrateurs, d’interprètes des tribunaux indigènes et contrôleurs des douanes, de collecteurs d’impôts. Ils étaient, aussi, impliqués dans les relations avec les régimes musulmans voisins, la rédaction des traités d’alliance et de commerce. Cette population élitiste s’enrichissait par l’arrivée de réfugiés chrétiens composés d’intellectuels, de médecins et de professionnels fuyant les terreurs des régimes musulmans voisins en périodes de troubles et de persécutions. Ils faisaient apport de leur connaissance de leur savoir et de leur dynamisme.

     Ce même phénomène s’est reproduit dans les années 1960/1970 au Liban, lequel a connu un essor prodigieux avec des incidences bénéfiques régionales et internationales. Il était consécutif à l’arrivée massive de chrétiens d’origine syro-libanaise fuyant en masse l’Egypte nassérienne, sa révolution totalitaire, la collectivisation de l’économie et les nationalisations. La prospérité et le rayonnement qui en ont résulté ont donné au Liban la réputation élogieuse d’être « la Suisse du Moyen Orient ». Les mêmes causes produisent les mêmes effets bien qu’à sept siècles de distance.

     Ce climat serein, prévalant dans les Royaumes Francs, contrastait avec celui dramatiquement violent des régimes musulmans. Il a favorisé la création d’une synergie harmonieuse entre ces différents groupes de population, laquelle, à son tour, a entraîné une prospérité inégalée très apparente à Tyr, Sidon, Tripoli et Acre. Des couvents bénédictins de dominicains et des Ordres mineurs ont été fondés sur place avec les encouragements du Pape. Les religieux fraternisaient avec leurs voisins et homologues orientaux. Cette heureuse proximité dans la charité fraternelle favorisait la transmission des connaissances vers les maisons mères d’occident. D’un point de vue civil, les Francs avaient installé leurs institutions du XI° siècle, qu’ils adaptèrent ensuite à celles existantes localement. L’ensemble qui en résultait a évolué indépendamment de l’Occident par l’intégration des usages particuliers locaux tout en conservant des liens étroits avec les pays d’origine.

     C’est une société originale qui a finalement émergé dans les royaumes francs d’Orient. On imagine sans trop d’effort que son influence, par le jeu des relations réciproques, a ensemencé et fertilisé le tissu culturel et spirituel de l’Occident, qui a pu plonger en partie ses racines dans le terreau oriental chrétien. On a constaté ce type de « fertilisation croisée » dans l’Alexandrie ptolémaïque, où l’irruption du génie grec rentrant en osmose avec les connaissances millénaires stockées dans les « maisons de vie » des temples pharaoniques, a provoqué en quelques décades l’explosion d’un développement culturel et scientifique fulgurant transformant cette bourgade en « la ville Lumière » de l’antiquité. Dans ces royaumes francs d’Orient, les chrétiens orientaux, loin d’être « islamiques », devenaient encore plus porteurs de la Lumière du Christ ressuscité, tant niée par le Coran. Les musulmans, bien que rétifs au christianisme,  se sont laissés imprégner malgré eux par cette aura, entraînés dans ce tourbillon de vie pétillant des mille feux de l’esprit.

Le déclin en Orient

    Le déclin a commencé lentement, à partir de l’arrivée des Mamelouks en 1256 dont le pouvoir sanglant a précipité la destruction massive des lieux sacrés chrétiens, des monastères. Des massacres de masse ont été perpétrés pour obtenir des conversion forcées, jusqu’à rendre minoritaires les communautés chrétiennes. Aucun dialogue ne pouvait plus être engagé sous peine de sanctions justifiables de la peine capitale.

     La prise de pouvoir par leurs successeurs ottomans en 1516 n’a pas amélioré la situation des Eglises et des communautés d’Orient. Une chape de plomb a éteint ce qui pouvait subsister de flammes intellectuelles et d’intelligence créatrice, surtout dans la société musulmane, et dans une moindre mesure chez les chrétiens dont le dynamisme ne pouvait plus se manifester librement. C’est ainsi qu’avant le débarquement de Bonaparte à Alexandrie en 1798, l’Egypte, si florissante aux temps préislamiques, était devenue sous le joug ottoman, un pays sous-peuplé, le plus misérable de la région. De nos jours, la recrudescence des persécutions à l’encontre des autochtones chrétiens et la paralysie de leurs forces vives contribuent toujours à plonger le pays dans la misère et la pauvreté. L’Egypte devient à la face d’un monde insensible à cette tragédie « l’Homme malade du Proche Orient » et son tonneau des Danaïdes.

    Pour résumer, nous affirmons que tant que les chrétiens étaient majoritaires chez eux, ou laissés libres dans un cadre institutionnel respectueux des différences, leur dynamisme et leur valeurs intellectuelles jointes à leur art de vivre ont imprégné fortement les sociétés musulmanes comme celles des 9° au 12° siècles, la revêtant de cette brillante parure qui fait rêver certains occidentaux se laissant prendre au mirage des Mille et une nuits. Les sociétés islamiques sans l’apport des chrétiens dérivent en léthargie, privées de tout esprit d’analyse critique et de questionnement. Elles sombrent dans la violence endémique qui est une constante de leurs 14 siècles d’histoire, car elle est constitutive du Coran et de la Sunna. Il ressort que l’Europe est bien fondée sur son identité chrétienne, nourrie à travers les siècles par ses racines et traditions modelées par les valeurs évangéliques, dont une part trouve son origine dans les apports du christianisme oriental, à l’exclusion de toute autre influence notamment musulmane.

Le Miracle de la Foi

     L’existence des Eglises chrétiennes et la persistance de leur dynamisme, en dépit des quatorze siècles de vicissitudes de l’Histoire et d’une domination tyrannique de l’islam anti christique, relèvent manifestement du « Miracle de la Foi ».

     Ce témoignage public ne serait-il pas un apport de taille des chrétiens d’Orient à une Europe en perte de sens et en manque d’identité ? Il stimulerait un renouveau sociétaire par un retour aux sources et à leurs racines chrétiennes encore présentes dans ses traditions. Leur apport aux sociétés européennes desséchées par la modernité permettrait une repousse vigoureuse de la Foi, par l’abandon du culte des idoles et des faux prophètes. Vivifiées par l’Espérance, les structures institutionnelles seraient mises en conformité avec la Loi naturelle et les valeurs évangéliques, dont la charité qui subordonnerait au Bien Commun les règles aveugles du Marché. Dès lors, l’Europe serait à même de retrouver son rayonnement traditionnel culturel et spirituel. Comment de tels fruits pourraient-ils se produire ? D’abord par le retour à la pleine communion entre les Eglises orthodoxes et catholiques, rendant visible leur unité comme un gage de Paix. Cette Renaissance déclinée au rythme des valeurs évangéliques serait le signe visible d’un « Miracle européen de la Foi ».

Pierre Eïd, septembre 2008

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